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La relation entre l’Ukraine et les forces militaires occidentales présente l’un des renversements les plus remarquables dans les partenariats d’entraînement militaire moderne.
De 2014 à 2021, les forces occidentales, particulièrement celles des États-Unis, du Royaume-Uni et du Canada, ont massivement investi dans la formation du personnel militaire ukrainien aux tactiques de guerre conventionnelle, aux standards de l’OTAN et à la doctrine militaire moderne.
Aujourd’hui, seulement quelques années plus tard, les rôles se sont dramatiquement inversés : les forces ukrainiennes forment désormais les militaires d’autres nations – et notamment les militaires américains – aux tactiques révolutionnaires de l’emploi des drones sur le champ de bataille, qu’elles ont développées par nécessité durant leur conflit en cours avec la Russie.
Cette transformation représente bien plus qu’un simple échange de connaissances tactiques. Elle met en avant des changements fondamentaux dans la façon dont l’innovation militaire se produit, dans l’évolution de la guerre elle-même, et dans la manière dont les hiérarchies traditionnelles de l’expertise militaire sont remises en question par les effets de vulgarisation de la technologie contemporaine et le creuset de l’expérience de combat.
L’évolution de l’armée ukrainienne de récipiendaire de formation occidentale à innovatrice et formatrice offre ainsi de nouvelles perspectives sur la guerre moderne, l’adaptation technologique et la nature même de l’apprentissage militaire.
Cet article en trois parties propose d’examiner cette évolution en commençant par les bases : les programmes d’entraînement occidental qui ont façonné, entre 2014 et 2021, les premiers jalons d’une armée ukrainienne modernisée.
Partie I. Les fondations : l’entraînement militaire occidental en Ukraine (2014-2021)
La phase initiale de l’implication militaire occidentale en Ukraine a surtout commencé suite à l’annexion de la Crimée par la Russie et au déclenchement du conflit dans l’est de l’Ukraine en 2014.
Les Forces armées ukrainiennes étaient alors largement organisées autour de la doctrine, de l’équipement et des structures de commandement de l’ère soviétique qui étaient restés largement inchangés depuis l’indépendance en 1991.
Les conseillers militaires occidentaux ont ainsi identifié un certain nombre de domaines nécessitant une modernisation pour amener les forces ukrainiennes aux standards contemporains.
L’Opération Unifier, la mission d’entraînement militaire du Canada, a notamment commencé en 2015 et s’est concentrée sur le développement des capacités ukrainiennes dans des domaines incluant l’entraînement au maniement des armes, la neutralisation d’explosifs et munitions, la formation médicale militaire et les communications.
Le programme mettait l’accent sur les tactiques de petites unités, les opérations défensives et le développement d’un corps de sous-officiers professionnels – un concept largement absent de la tradition militaire soviétique mais fondamental pour l’efficacité militaire occidentale.
De manière similaire, les États-Unis ont établi le Groupe d’Entraînement Multinational Conjoint-Ukraine (JMTG-U) et ont mené des formations à travers divers programmes incluant le programme d’Éducation et d’Entraînement Militaire International (IMET). Les instructeurs américains ont travaillé à réformer l’éducation militaire ukrainienne, améliorer les systèmes logistiques et introduire des pratiques modernes de gestion de bataille. L’accent fut mis sur les scénarios de guerre conventionnelle, avec une emphase sur les opérations d’armes combinées, la guerre urbaine et les tactiques de contre-insurrection apprises dans la foulée des retours d’expérience américains en Irak et en Afghanistan.
Les forces britanniques ont également été très actifs avec notamment l’Opération Orbital, fournissant un entraînement dans des domaines incluant la cybersécurité, la formation médicale et la logistique. Le programme mettait également l’accent sur le développement du leadership militaire et l’établissement d’institutions d’éducation militaire professionnelle modelées sur les standards occidentaux.
L’’Ukraine a par ailleurs appliqué avec succès le Concept Opérationnel de Résistance (ROC) de l’OTAN en construisant une résilience sociétale globale – combinant la préparation civile, la continuité du gouvernement et des structures civilo-militaires coordonnées – pour résister à une agression et maintenir une résistance nationale sous les menaces d’occupation.
Ces programmes d’entraînement, qui se chiffrent en millions de dollars d’investissement et milliers d’heures d’instruction, ont réussi à moderniser de nombreux aspects des opérations militaires ukrainiennes, tout en établissant les fondations professionnelles qui se sont révélées cruciales par la suite.
Malgré tout, cet entraînement était largement théorique, basé sur la doctrine militaire occidentale développée pour des environnements opérationnels et des types de conflits différents.
L’approche occidentale de l’entraînement militaire suit en effet traditionnellement des modèles établis : de grandes puissances militaires avec des ressources étendues, une technologie avancée et une expérience de combat récente partagent leurs connaissances avec des alliés ou partenaires plus petits.
Ce modèle avait fonctionné efficacement dans de nombreux contextes, de la reconstruction des militaires européens après la Seconde Guerre mondiale à l’entraînement des forces alliées pendant la Guerre froide et au-delà.
La nécessité de révolutionner le processus d’acquisition pour suivre l’accélération du tempo des opérations
L’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine en février 2022 a créé un environnement opérationnel entièrement différent par rapport à ce qui avait été anticipé au cours des années précédentes d’entraînement occidental.
Les forces ukrainiennes se sont trouvées face à un ennemi numériquement supérieur avec des avantages significatifs en matériel militaire conventionnel, incluant chars, avions, artillerie à longue portée et systèmes de missiles.
La doctrine militaire occidentale traditionnelle, bien que précieuse, s’est de fait avérée insuffisante face aux défis uniques auxquels l’Ukraine a dû faire face.
La nature asymétrique du conflit – une force plus petite se défendant contre un envahisseur plus nombreux – nécessitait des solutions créatives maximisant les ressources disponibles tout en minimisant l’exposition à la puissance de feu ennemie supérieure.
Les chefs militaires ukrainiens, dont beaucoup avaient effectivement bénéficié de l’entraînement occidental, ont dû rapidement s’adapter et innover en temps réel dans des conditions de combat. Cet environnement s’est avéré être un laboratoire sans précédent pour l’innovation militaire.
Contrairement à la plupart des militaires occidentaux, qui ont pris l’habitude de prendre des années, voire des décennies, pour développer, tester et raffiner de nouvelles technologies et tactiques, les forces ukrainiennes n’ont disposé que de quelques semaines, au mieux quelques mois, pour identifier les problèmes, développer des solutions et les mettre en œuvre sur le champ de bataille.
Le cycle traditionnel de recherche et développement militaire a parfois été compressé de plusieurs années à quelques jours.
La démocratisation de la technologie a joué un rôle crucial dans cette innovation. Les drones commerciaux, initialement développés pour la photographie, l’agriculture et les loisirs, sont en effet facilement disponibles et relativement peu coûteux, tandis que l’électronique grand public, les systèmes de communication et la puissance informatique, qui auraient été exclusivement militaires il y a seulement quelques décennies, sont à l’heure actuelle accessibles à toute force militaire ne disposant que de ressources financières modestes.
Les forces ukrainiennes ont ainsi réussi à adapter ces technologies commerciales à des fins militaires avec une créativité et une efficacité remarquables. La pression du combat, combinée à l’intelligence et à l’initiative individuelle des combattants et de leurs chefs, a créé un écosystème d’innovation augurant d’une nouvelle ère dans la guerre moderne.
L’exemple des drones est le plus connu et le plus significatif (cf : partie II de cet article).
(Par Murielle Delaporte)
Pour en savoir plus :
1. Gouvernement du Canada, « Opération UNIFIER », Ministère de la Défense nationale, 2023 ; UK Ministry of Defence, « Operation Orbital: UK Training Mission in Ukraine », 2022.
2. Adamsky, Dmitry, « The Culture of Military Innovation: The Impact of Cultural Factors on the Revolution in Military Affairs in Russia, the US, and Israel », Stanford University Press, 2010.
3. Larrabee, Stephen F., « Russia, Ukraine, and Central Europe: The Return of Geopolitics », Journal of International Affairs, vol. 63, n° 2, 2010, pp. 33-52.
4. Boulègue, Mathieu, « Ukraine’s Quest for Mature Security and Defence Sector Governance », Chatham House Research Paper, Royal Institute of International Affairs, 2018.
5. Gouvernement du Canada, « L’opération UNIFIER : Mission d’instruction militaire du Canada en Ukraine », Ministère de la Défense nationale, mise à jour 2023.
6. Colson, Thomas, « Réformer les forces armées post-soviétiques : L’exemple ukrainien », Revue Défense Nationale, n° 785, décembre 2015, pp. 45-52.
7. U.S. Army Europe and Africa, « Joint Multinational Training Group-Ukraine Fact Sheet », 2022.
8. Pion-Berlin, David, et Harold Trinkunas, « Attention Deficits: Why Politicians Ignore Defense Policy in Latin America », Latin American Research Review, vol. 42, n° 3, 2007, pp. 76-100 (pour un contexte comparatif sur les programmes de formation militaire internationale)
9. UK Ministry of Defence, « Operation Orbital: Building Partner Capacity in Ukraine », Defence Equipment & Support, 2019.
10. OTAN, « Concept opérationnel de résistance », Commandement de la transformation alliée, 2019 ; voir aussi Tardy, Thierry, « La résilience : un nouveau paradigme de sécurité », IFRI Focus Stratégique, n° 91, janvier 2019.
11. Massicot, Dara, « Anticipating a New Russian Military Doctrine in 2020: What It Might Contain and Why It Matters », War on the Rocks, 2019.
12. Biddle, Stephen, « Military Power: Explaining Victory and Defeat in Modern Battle », Princeton University Press, 2004.
13. Galeotti, Mark, « The Weaponisation of Everything: A Field Guide to the New Way of War », Yale University Press, 2022.
14. International Institute for Strategic Studies, « The Military Balance 2023 », Routledge, 2023 ; voir aussi Boulegue, Mathieu, « The Roots of Russia’s War in Ukraine », Chatham House Expert Comment, février 2022.
15. Arreguín-Toft, Ivan, « How the Weak Win Wars: A Theory of Asymmetric Conflict », Cambridge University Press, 2005.
16. Rosen, Stephen Peter, « Winning the Next War: Innovation and the Modern Military », Cornell University Press, 1991.
17. Dombrowski, Peter, et Eugene Gholz, « Buying Military Transformation: Technological Innovation and the Defense Industry », Columbia University Press, 2006.
18. Chamayou, Grégoire, « Théorie du drone », La Fabrique éditions, 2013 ; voir aussi Zajec, Olivier, « Introduction à la géostratégie », Éditions du Rocher, 2020, chapitre sur les technologies duales.
19. Murray, Williamson, et Allan R. Millett (dir.), « Military Innovation in the Interwar Period », Cambridge University Press, 1996 ; pour une perspective française, voir Henrotin, Joseph, « Techno-guérilla et guerre hybride : Le pire des mondes ? », Nuvis, 2014.