Photo © U.S. National Guard, Spc. Amy Carle, entraînement conjoint américano-ukrainien, Yavoriv, Ukraine, 2018
La formation militaire : un renversement des relations traditionnelles à suivre
Cette troisième partie met en avant un aspect particulièrement intéressant de la transformation décrite précédemment, à savoir le renversement des relations traditionnelles dans le domaine de la formation militaire.
Face à l’efficacité au combat des innovations ukrainiennes, les forces armées occidentales semblent désormais se positionner autant comme élève qu’instructeur, cherchant à apprendre et à adapter les techniques militaires développées sous la pression des exigences permanentes du terrain.
La transition du statut de bénéficiaire de la formation à celui de fournisseur d’expertise représente en soi un changement fondamental dans le paradigme traditionnel de la formation militaire octroyée depuis des décennies.
Les armées des pays occidentaux s’efforcent ainsi de tirer les leçons de l’expérience ukrainienne et à les intégrer dans leurs propres opérations, tant au niveau national qu’au sein d’alliances militaires telles que l’OTAN avec la création du Centre d’analyse et de formation conjoint (JATEC) (1).
Aux Etats-Unis en particulier, le commandement militaire a entériné le fait que les innovations ukrainiennes en matière de guerre des drones représentent des avancées significatives par rapport à la doctrine et aux capacités militaires américaines existantes (2).
Du point de vue de certains analystes, le degré d’intégration de ces enseignements dans la formation et la planification militaires américaines représente un changement majeur par rapport aux approches traditionnelles de l’innovation militaire au sein des forces armées américaines.
L’armée américaine a en effet mis sur pied des programmes spécifiques pour étudier les tactiques ukrainiennes de guerre des drones et développer des adaptations américaines des techniques qui ont fait leurs preuves. Ces programmes font appel à du personnel militaire ukrainien en tant qu’instructeurs et conseillers, inversant ainsi une relation au sein de laquelle les instructeurs américains ont coutume de former traditionnellement les militaires étrangers (3).
Des programmes similaires ont été établis par d’autres alliés de l’OTAN, chacun cherchant à comprendre et à adapter les innovations ukrainiennes à ses propres exigences opérationnelles et à sa culture militaire. Le processus de transfert de connaissances a impliqué non seulement les techniques tactiques, mais aussi l’état d’esprit innovant et les capacités d’adaptation rapide qui ont permis le succès ukrainien.
Différents programmes de formation pratique ont ainsi été établis dans lesquels le personnel militaire ukrainien instruit directement les soldats occidentaux dans les techniques de guerre des drones. Ces programmes couvrent non seulement les aspects techniques du fonctionnement des drones, mais aussi l’intégration tactique, les processus d’innovation rapide et les méthodes d’adaptation au champ de bataille qui se sont avérés cruciaux pour le succès ukrainien (4).
La formation met l’accent sur les changements culturels et organisationnels nécessaires pour soutenir l’innovation rapide dans les opérations militaires. Les organisations militaires traditionnelles, étant davantage tournées vers l’optimisation, la standardisation et la prévisibilité, ont dû s’adapter pour introduire la souplesse et la créativité requises pour une guerre des drones efficace.
Au-delà de la formation tactique, le transfert de connaissances a inclus un partage technologique significatif et des programmes de développement collaboratif.
Les industriels du secteur de la défense occidentaux travaillent directement avec les innovateurs ukrainiens pour comprendre leurs solutions techniques et développer des systèmes améliorés basés sur des concepts ayant fait leurs preuves au combat (5).
Cette collaboration a accéléré le développement des capacités occidentales de drones militaires en fournissant des informations et indices de performance réelle dans le cadre d’exigences opérationnelles fortes, lesquels auraient pris des années à développer selon les processus de recherche militaire traditionnels.
Au-delà des drones : un retour d’expérience essentiel en matière de processus d’acquisition
Au-delà des retours d’expérience (RETEX) en matière de drones, l’expérience ukrainienne a des implications profondes pour la compréhension de la guerre moderne au sens large, mais aussi de l’innovation militaire.
Ces enseignements remettent en question un certain nombre d’hypothèses fondamentales sur les capacités militaires, l’avantage technologique et la nature même de la guerre.
Premier enseignement, l’expérience ukrainienne a révélé la façon dont la technologie commerciale a démocratisé des capacités militaires jusqu’à présent seulement accessibles aux grandes puissances militaires.
De petites forces armées aux ressources limitées peuvent désormais atteindre des capacités significatives grâce à une adaptation créative de technologies facilement disponibles (6).
Cette démocratisation a des implications en matière de sécurité internationale, de planification militaire et en termes de priorités de dépenses de défense. Les mesures traditionnelles de puissance militaire basées sur des équipements militaires coûteux et spécialisés peuvent s’avérer moins pertinents dans les conflits où l’utilisation innovante de la technologie commerciale est à même d’atteindre des résultats similaires ou supérieurs.
Le rythme rapide d’innovation atteint par les forces ukrainiennes dans des conditions de combat remet donc de facto en question les approches traditionnelles de la recherche et du développement militaires, le modèle traditionnel de programmes de développement longs et coûteux paraissant moins efficace que le prototypage rapide et les tests sur le terrain dans des conditions opérationnelles réelles.
Nombre d’analystes estiment donc que les organisations militaires pourraient avoir – plus que jamais – besoin de développer de nouvelles approches de l’innovation mettant davantage l’accent sur la vitesse, la flexibilité et l’adaptation continue plutôt que sur une planification extensive et des solutions standardisées (7).
Ce qui était de l’ordre de l’exception (ou de l’aspiration) pourrait par nécessité être appelé à se standardiser.
L’expérience ukrainienne met ainsi en évidence l’importance de la culture et de la structure organisationnelles pour permettre une innovation rapide. Les organisations militaires optimisées pour la standardisation et le contrôle hiérarchique peuvent avoir du mal à s’adapter aux environnements opérationnels qui exigent une innovation constante et une souplesse tactique privilégiant souvent la prise d’initiative individuelle.
L’intégration de l’expertise civile, de la technologie commerciale et d’approches non traditionnelles aux problèmes militaires nécessite des changements organisationnels qui ont commencé au sein de nombreuses institutions militaires, mais qui sont parfois plus difficiles à mettre en œuvre qu’il n’y paraît.
Le défi de la production militaire durable à grande échelle
Bien que les innovations ukrainiennes en matière de guerre des drones se soient avérées remarquablement efficaces, elles font également face à des défis et limitations significatifs qui représentent un bémol à prendre en compte dans tout RETEX.
En premier lieu, il convient de ne pas oublier que de nombreuses innovations ukrainiennes ont été développées en vue de situations opérationnelles spécifiques et peuvent donc s’avérer inadéquates dans le cadre d’environnements opérationnels différents et/ou de coalitions opérant au sein de plus grandes organisations militaires.
La transition des innovations de petites unités aux capacités militaires à grande échelle nécessite en effet non seulement un développement supplémentaire, mais aussi une adaptation institutionnelle.
La durabilité de l’innovation rapide dans des conditions de combat reste donc un facteur à examiner avec davantage de recul, car il est clair que le rythme opérationnel élevé et les contraintes de ressources qui ont motivé l’innovation peuvent ne pas être soutenables sur des périodes prolongées et/ou dans différents contextes opérationnels.
En second lieu, le cycle « action – réaction » entre adversaires s’est également accéléré et le cas de la guerre des drones en Ukraine en est hélas l’illustration parfaite.
L’efficacité des techniques de guerre des drones dépend en effet en grande partie des contre-mesures disponibles au sein des forces adverses. A mesure que les capacités de guerre électronique s’améliorent et que des technologies spécifiques anti-drones sont développées, de nombreuses tactiques ayant fait leurs preuves peuvent rapidement devenir obsolètes sur le champ de bataille (8).
Cette course aux armements et compétition technologique continue entre les capacités des drones et les contre-mesures représentent un défi constant qui nécessite une grande vigilance et capacité de réactivité permanentes.
Enfin, il ne faut pas oublier que, malgré leur rentabilité par rapport aux systèmes militaires traditionnels, les opérations de drones à grande échelle nécessitent encore des ressources significatives en termes d’équipement, de formation, de maintenance et de soutien opérationnel. La simplicité apparente des opérations individuelles et/ou combinées de drones masque encore plus la complexité des exigences logistiques et organisationnelles nécessaires pour s’sincrire dans la durée et remporter la victoire ultime…
En conclusion, si l’expérience ukrainienne illustre un renversement historique des relations dans le domaine de la formation militaire où certains aspects concrets d’une innovation née de la nécessité opérationnelle surpasse les approches théoriques traditionnelles, elle démontre également que l’efficacité militaire moderne repose autant sur la capacité d’adaptation rapide et l’innovation continue que sur la possession d’équipements technologiques avancés. Et donc sur une vision à plus long terme de la guerre moderne actuellement en cours d’élaboration.
(Par Murielle Delaporte)
Notes & références
(1) OTAN, Joint Analysis, Training and Education Centre (JATEC), 2025 (https://www.act.nato.int/jatec/)
Voir également l’interview du général Philippe Lavigne, ancien SACT à l’origine de la création du JATEC : « Les retours d’expérience concernant l’Ukraine ont démontré que « dans une organisation, surtout à trente-deux, il existe déjà de nombreux liens, mais très souvent ces liens sont bilatéraux : les Britanniques avec l’Ukraine, les Estoniens avec l’Ukraine, etc… Si chacun tire un certain nombre de leçons, l’OTAN dans son ensemble ne disposait jusqu’à présent que d’une vision parcellaire ne nous permettant d’apprendre autant que nous pourrions pour être en mesure d’agir plus vite ». D’où la conception d’un nouveau centre en Pologne, le JATEC pour « Joint Analysis Training and Education Center », sur lequel SACT a beaucoup travaillé et qui a été inauguré en février dernier.
Tirer les enseignements de façon méthodique en boucle très courte à partir du champ de bataille ukrainien – que ceux-ci soient « tactiques, technologiques, liés à la formation et l’entraînement, mais aussi aux infrastructures civiles ou encore à la résilience énergétique », tout cela participe à la mission première d’ACT qui est de « revenir à la conception de la force de demain permettant de se protéger contre la Russie », la conception de l’armée ukrainienne de demain constituant de ce point de vue un véritable examen de passage… » (publié dans le Best OPS 2025 et en ligne : https://operationnels.com/2025/06/24/arreter-de-subir-pour-mieux-dissuader-et-proteger-ensemble-le-nouveau-visage-de-lotan/)
(2) Defense One, « Ukraine’s daring drone raid exposes American vulnerabilities », 5 juin 2025 ; CSIS, « Unleashing U.S. Military Drone Dominance » (https://www.csis.org/analysis/unleashing-us-military-drone-dominance-what-united-states-can-learn-ukraine) ; 17 juillet 2025 ; CNN, « US drone dilemma: Why the most advanced military in the world is playing catchup on the modern battlefield », 15 septembre 2025 (https://edition.cnn.com/2025/09/15/politics/drone-us-military-russia-ukraine)
(3) Defense One, « At Army’s special-ops school, the biggest changes in a generation », 24 avril 2024 (https://www.defenseone.com/policy/2024/04/armys-special-ops-school-biggest-changes-generation/396100/) ; Military Review, « Leveraging the Ukraine Experience », mars-avril 2025 (https://www.armyupress.army.mil/Journals/Military-Review/English-Edition-Archives/March-April-2025/Capability/)
(4) OTAN JATEC, « Structure and activities », 2025 (ibid) ; Military Review, « Leveraging the Ukraine Experience », mars-avril 2025 (ibid).
(5) CSIS, « Unleashing U.S. Military Drone Dominance », 17 juillet 2025 (ibid) ; ECFR, « Drones in Ukraine: Four lessons for the West », 9 janvier 2025 (https://ecfr.eu/article/drones-in-ukraine-four-lessons-for-the-west/)
(6) ECFR, « Drones in Ukraine: Four lessons for the West », 9 janvier 2025 (ibid) ; Defense One, « Ukraine’s daring drone raid exposes American vulnerabilities », 5 juin 2025 (https://www.defenseone.com/ideas/2025/06/ukraines-daring-drone-raid-exposes-american-vulnerabilities/405854/)
(7) CSIS, « Unleashing U.S. Military Drone Dominance », 17 juillet 2025 (ibid) ; AUSA, « The Russo-Ukrainian War: Protracted Warfare Implications for the US Army », 17 novembre 2024 (https://www.ausa.org/publications/russo-ukrainian-war-protracted-warfare-implications-us-army).
(8) CSIS, « Unleashing U.S. Military Drone Dominance », 17 juillet 2025 (ibid) ; ECFR, « Drones in Ukraine: Four lessons for the West », 9 janvier 2025 (ibid) ; US Congressional Research Service, « Department of Defense Counter Unmanned Aircraft Systems », 30 mars 2025 (https://www.congress.gov/crs-product/R48477).