Lutte contre la désinformation : vers une stratégie européenne intégrée ?

Technology theme drawing and work space with computer. Multi exposure. Concept of innovation.

Illustration ©  Peshkova, 123rf, telle que publiée dans https://operationnels.com/2024/02/08/lia-comme-outil-de-lutte-anti-desinformation/

 

Alors que le ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE) vient de publier un rapport intitulé « Le MEAE face aux manipulations de l’information : protéger, alerte, riposter » appelant à une approche diplomatique interalliée renforcée, il a paru utile, après en avoir souligné les principaux axes, de faire un point sur les parades qui se mettent progressivement en place au niveau de l’Union européenne depuis maintenant une dizaine d’années avec le lancement dès 2015 d’un groupe de travail « East StratCom » au sein du Service européen pour l’action extérieure (1).

 

La nécessité de « réarmer les esprits »

 

Face au « chaos informationnel exploité par nos compétiteurs », il s’agit pour la France, particulièrement ciblée notamment par la Russie et dont le réseau diplomatique se situe au troisième rang mondial, de se mobiliser « au quotidien en faveur d’un ordre multilatéral au service de la souveraineté des États, du respect du droit international, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de la résolution pacifique des conflits » (2).

La France, comme ses partenaires européens, doit composer avec une double difficulté : la dépendance à des plateformes numériques extra-européennes et la nécessité de coordonner efficacement action publique, diplomatie et mobilisation citoyenne.


Face à ce constat, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE) plaide pour une approche globale et intégrée. Sur le plan diplomatique, la lutte contre la désinformation doit être portée dans les enceintes multilatérales – ONU, UE, G7 – afin de défendre un espace informationnel libre, mais protégé.

Coopérer avec les partenaires européens et transatlantiques est essentiel, qu’il s’agisse de partager bases de données, outils de détection ou retours d’expérience. Le document souligne aussi la nécessité d’impliquer pleinement la société civile et le secteur privé : sensibiliser les citoyens, travailler avec les médias et inciter les plateformes numériques à mieux assumer leurs responsabilités. Enfin, l’innovation technologique demeure au cœur de la riposte : veille sur les usages de l’intelligence artificielle, développement de capacités de détection automatisées et renforcement de la réactivité en cas de crise informationnelle.

Une action qui fait écho aux initiatives prises dans le cadre de l’Union européenne depuis une décennie.

 

 

L’Union européenne face à la désinformation : un cadre réglementaire en voie de consolidation

 

L’Union européenne a en effet développé une approche multifacette pour lutter contre la désinformation, combinant cadres réglementaires, observatoires de recherche, stratégies de sensibilisation et mesures coercitives.

L’axe communication de la stratégie européenne se matérialise notamment par l’East StratCom Task Force, créée voici dix ans au sein du Service européen pour l’action extérieure. Initialement focalisée sur les campagnes de désinformation pro-Kremlin dans les pays frontaliers d’Europe de l’Est, cette structure a élargi son périmètre d’action. Elle gère la base de données EUvsDisinfo et mène des campagnes de sensibilisation multilingues (3).

Le Plan pour la démocratie européenne (« European Democracy Action Plan ») complète cette approche en mettant l’accent sur la responsabilisation des plateformes et la transparence, tout en privilégiant la formation à la pensée critique et l’éducation aux médias (4).

Dès 2018, l’UE a par ailleurs posé les bases de sa stratégie avec l’adoption d’un Plan d’action contre la désinformation, visant à renforcer la coopération entre États membres, plateformes numériques et médias. Cette initiative s’est accompagnée du Code de pratique sur la désinformation, établi initialement en 2018, puis renforcé en 2022. Ce code établit des engagements volontaires pour les plateformes numériques, incluant la transparence dans la publicité politique, la limitation de la monétisation des contenus mensongers, le soutien aux vérificateurs de faits et la lutte contre les comportements manipulatoires (5).

L’architecture réglementaire s’est parallèlement considérablement étoffée avec l’entrée en vigueur du « Digital Services Act « (DSA) en 2022.

Cette législation impose aux plateformes, particulièrement les très grandes, des exigences strictes de transparence, de modération et d’évaluation des risques liés à la désinformation, assorties d’obligations de remédiation (6).

L’approche européenne s’appuie également sur un réseau de recherche et de vérification, l’« European Digital Media Observatory » (EDMO) constituant le pilier central de cette stratégie.

Fédérant organisations de fact-checking, instituts de recherche académique et acteurs de l’éducation aux médias, cette structure vise à fournir expertise, formation et mobilisation citoyenne (7).

Les initiatives de recherche incluent notamment des projets comme Pheme (FP7), lequel a consisté à développer des outils de détection en temps réel de la véracité des informations diffusées sur les réseaux sociaux (8).

Avancée significative récente, l’intégration du Code de pratique sur la désinformation dans le cadre du DSA est devenue effective le 1er juillet dernier, transformant les engagements volontaires des plateformes en références auditées (9).

L’EMFA pour « European Media Freedom Act » est par ailleurs entré en vigueur en août et vise à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias européens, notamment au travers de l’action d’un Media Board inuaguré en début d’année (10).

Intégrant explicitement la problématique de l’interférence informationnelle étrangère, la régulation européenne en matière de désinformation connaît aujourd’hui une inflexion décisive, traduite par la consolidation du cadre juridique via le DSA, le renforcement des garanties offertes aux médias par l’EMFA et une coopération institutionnelle et sociétale élargie. Ces évolutions marquent la volonté de passer d’approches volontaires à des mécanismes contraignants, inscrivant la lutte contre la désinformation au cœur des priorités de l’Union et de ses Etats-membres, ainsi que l’illustre le rapport du ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères évoqué dans la première partie de cet article.

Il convient toutefois de souligner que l’efficacité de ce dispositif demeure tributaire de plusieurs facteurs : l’acceptation et la mise en œuvre par les plateformes des nouvelles obligations, la capacité des États membres à mobiliser des ressources homogènes, ainsi que la réactivité face à l’accélération des dynamiques de manipulation, notamment à travers l’usage de l’intelligence artificielle.

Enfin – et surtout -, le maintien d’un équilibre entre impératif de régulation et préservation de la liberté d’expression face aux risques de politisation représente un défi majeur, dont dépend la légitimité démocratique de l’ensemble du processus.

 

Par Murielle Delaporte

 

Notes & références


(1) https://www.eeas.europa.eu/eeas/questions-and-answers-about-east-stratcom-task-force_en

(2) Le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères face aux manipulations de l’information : protéger, alerter, riposter, MEAE, Paris, septembre 2025.

(3) https://euvsdisinfo.eu/fr/

(4) https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/priorities-2019-2024/new-push-european-democracy/protecting-democracy_en#what-is-the-european-democracy-action-plan

(5) https://digital-strategy.ec.europa.eu/en/policies/online-disinformation ; https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/priorities-2019-2024/new-push-european-democracy/protecting-democracy/strengthened-eu-code-practice-disinformation

(6) https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/priorities-2019-2024/europe-fit-digital-age/digital-services-act_en

(7) https://edmo.eu/

(8) https://www.pheme.eu/

(9) https://digital-strategy.ec.europa.eu/fr/library/code-conduct-disinformation

(10) https://media-board.europa.eu/news-0/new-era-media-regulation-europe-european-media-freedom-acts-main-obligations-become-applicable-2025-08-08 ; https://media-board.europa.eu/news-0/inaugural-plenary-media-board-marks-turning-point-eu-media-regulation-2025-02-21_en

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