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On connaissait l’implication de certaines puissances asiatiques, telles la Chine, la Corée du Nord et la Corée du Sud, dans le conflit qui oppose la Russie et l’Ukraine depuis maintenant plus de trois ans et qui se mondialise de façon croissante au fil des mois (1).
Mais on connaît moins l’engagement croissant de Tokyo aux côtés de Kiev.
Si le Japon a dès le départ fermement condamné l’invasion russe (2), participé à la politique de sanctions menée par le G7 et fournit de l’aide humanitaire et des équipements non létaux à l’Ukraine, elle a franchi un pas historique voici quelques mois en signant un accord de partage de renseignement par satellites avec cette dernière.
Ce partenariat s’inscrit dans un cadre plus large établi par, d’une part, l’accord de sécurité bilatéral Japon-Ukraine du 13 juin 2024 – qui prévoit explicitement « la coopération dans les domaines du renseignement et de la protection des informations classifiées » (3)- et, d’autre part, l’accord sur la sécurité de l’information signé le 16 novembre 2024 et entré en vigueur le 21 juin 2025, qui prévoie un cadre juridique pour que les deux parties « protègent, conformément à leurs lois et réglementations nationales, les informations classifiées échangées entre les gouvernements du Japon et de l’Ukraine » (4).
Mais l’annonce du 21 avril 2025 par le Japon de son premier partage de renseignement géospatial (GEOINT pour Geospatial Intelligence) avec l’Ukraine marque un véritable tournant historique qui dépasse le cadre bilatéral.
Les négociations entamées fin février 2025, puis intensifiées le 6 mars après la suspension momentanée du partage de renseignement américain avec l’Ukraine, entre l’« Institute for Q-shu Pioneers of Space » (iQPS), PME innovante issue du terreau universitaire de Kyushu au Japon, et la Direction principale du renseignement (HUR/GUR) du ministère de la défense ukrainien, ont de fait abouti à un accord prévoyant le transfert d’imagerie radar à synthèse d’ouverture (SAR) produite par les satellites iQPS.
Ces données, constituées d’images de haute définition de 46 centimètres – exploitables de jour comme de nuit et par tout temps -, doivent être fournies par une constellation de cinq satellites avec un projet d’extension à 24 satellites d’ici 2027, première étape vers l’objectif affiché par iQPS de 36 satellites d’ici la décennie 2030. L’objectif est d’assurer des mises à jour toutes les dix minutes. L’intégration de ces capacités dans les plateformes de renseignement ukrainiennes aura seulement nécessité un délai de quelques mois pour l’installation des logiciels adaptés et la pleine interopérabilité des systèmes (5).
Cette décision révèle ainsi implicitement l’émergence d’un nouvel écosystème international de renseignement spatial, façonné par une recomposition des alliances traditionnelles (I), la mutation géopolitique nipponne (II) et une évolution technologique sans précédent (III) dans ce domaine. La première partie de cet article souligne le caractère réellement historique de cet accord pionnier à de multiples égards.
Un partenariat rendu possible par la recomposition des alliances internationales : l’émergence d’une coalition de renseignement élargie
Le conflit ukrainien a révélé la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement de façon générale, y compris en ce qui concerne la fourniture de renseignement absolument cruciale pour garder un avantage dans les conflits du XXIème siècle.
La suspension momentanée par les États-Unis de leur partage de renseignement avec l’Ukraine en février-mars 2025 n’a fait que renforcer le souhait de Kiev de diversifier ses sources et d’explorer de nouveaux partenariats.
Une nouvelle géographie du renseignement spatial semble ainsi en passe de se dessiner.
L’Europe a réagi en proposant diverses solutions : la France a ainsi confirmé dès le 6 mars 2025 qu’elle fournissait du renseignement militaire à Kiev (6), tandis que l’Allemagne, la Finlande et l’Italie ont mis à disposition leurs constellations SAR respectives – SAR-Lupe, SARah, ICEYE et COSMO-SkyMed.
Bien que significative, cette offre européenne n’est pas suffisante en raison de la guerre en Ukraine et c’est donc dans ce contexte de fragmentation et de recherche d’alternatives que le Japon a émergé comme un acteur inattendu, mais crucial, aux vues des besoins ukrainiens.
De fait, le Japon a intensifié sa coopération en matière de sécurité avec les pays occidentaux depuis le début de la guerre en Ukraine, considérant que le conflit a des répercussions directes sur la stabilité de l’Indo-Pacifique.
Tokyo a, au cours de ces dernières années, renforcé ses liens avec des partenaires européens via des accords bilatéraux et une collaboration accrue (y compris en matière de renseignement et de défense), pour mieux répondre au regains de tensions dans cette partie du monde.
Il est donc indéniable qu’une des conséquences de la guerre en Ukraine est qu’elle a été le catalyseur de la création de nouveaux types de partenariats et du renforcement de coalitions dans le domaine du renseignement entre alliés occidentaux, avec l’intégration croissante de partenaires asiatiques comme le Japon qui apportent une vision et une capacité complémentaires sur le front indopacifique.
Pour le Premier ministre japonais Kishida, la sécurité de l’Europe et celle de la région Indo-Pacifique sont de fait « inséparables », considérant que « l’Ukraine d’aujourd’hui pourrait être l’Asie de l’Est de demain » (7).
En plus de la demande de l’Ukraine, pays en guerre, l’évolution actuelle tend vers une alliance stratégique globale, dans laquelle le renseignement et la sécurité sont en particulier de plus en plus partagés entre l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Asie-Pacifique, en réponse aux nouvelles menaces hybrides qui les affectent par ailleurs directement.
(Par Murielle Delaporte)
Notes
(1) La participation de la Corée du Nord a été récemment confirmée officiellement et est à ce jour la plus directe tant par l’envoi d’armements conventionnels que par l’envoi de 10 à 12 000 troupes en renfort des forces armées russes (voir par exemple sur ce sujet : https://www.npr.org/2025/04/28/nx-s1-5379436/north-korea-russia-ukraine-troops-putin-kim)
(2) Voir notamment sur ce sujet : https://www.brookings.edu/articles/how-asian-countries-are-reacting-to-the-russian-invasion-of-ukraine/
(3) https://www.mofa.go.jp/press/release/pressite_000001_01389.html
(4) https://www.nationaldefensemagazine.org/articles/2025/5/20/agreement-to-strengthen-ukraine-japan-defense-industry-ties
(5) https://united24media.com/latest-news/japan-to-share-sar-satellite-based-data-with-ukraine-for-the-first-time-7763
(6) https://defence-industry.eu/japan-to-provide-ukrainian-intelligence-with-satellite-radar-imagery-amid-shifting-u-s-support/
(7) Cité dans : https://www.frstrategie.org/programmes/programme-japon/evolution-situation-ukraine-position-japon-2024