Photo : Image satellite du pont de Kertch, situé en Crimée occupée par la Russie © renseignement militaire ukrainien/Telegram, tel que cité dans : https://kyivindependent.com/ukraines-crowdfunded-satellite-took-over-4-000-images-of-russian-facilities-military-intelligence-says/
Cette troisième et dernière partie de notre série consacrée au nouvel écosystème international de renseignement spatial examine les innovations technologiques qui rendent possible le partenariat nippo-ukrainien, en particulier la révolution du radar à synthèse d’ouverture (SAR) commercial, et analyse les implications géopolitiques de cette transformation pour l’avenir du renseignement spatial mondial.
Un partenariat rendu possible par le nivellement technologique
Vers un radar SAR low cost : une révolution commerciale
Le partenariat nippo-ukrainien n’aurait pas été possible sans une révolution technologique majeure, à savoir la démocratisation du radar à synthèse d’ouverture (RSO selon l’acronyme français, SAR pour « Synthetic Aperture Radar » selon l’acronyme anglo-saxon).
Traditionnellement le monopole de puissances spatiales avérées, cette technologie sophistiquée devient accessible grâce aux innovations d’acteurs privés comme iQPS.
L’entreprise japonaise a accompli une prouesse technique remarquable en développant des satellites SAR pesant seulement 100 kg et coûtant un centième du prix des plateformes conventionnelles. Cette révolution repose sur une innovation clé : une antenne déployable brevetée de 3,6 mètres qui se plie de manière compacte au lancement, puis se déploie dans l’espace grâce à des mécanismes à ressort (1).
Cette antenne en forme de bol maintient une précision de courbure qui minimise la distorsion du signal, permettant d’atteindre des résolutions de 46 centimètres (2).
Contre le brouillard de la guerre, un avantage opérationnel décisif
Contrairement aux satellites optiques traditionnels qui nécessitent un ciel clair et la lumière du jour, les satellites SAR fonctionnent dans n’importe quelle condition météorologique et peuvent opérer de nuit. Pour l’Ukraine, pays en guerre confronté aux rudes hivers et aux conditions météorologiques difficiles, cette capacité représente bien entendu un avantage tactique considérable.
Le radar peut révéler les signatures thermiques des moteurs en marche, détecter les véhicules camouflés sous la végétation, cartographier les changements de terrain causés par l’artillerie, surveiller les mouvements de troupes même à travers la fumée ou les débris, etc… (3).
Ces capacités ont déjà fait leurs preuves : selon un rapport ukrainien de 2024, près des deux cinquièmes de l’imagerie SAR finlandaise d’ICEYE accessible à Kiev depuis 2022 auraient ainsi contribué à des dégât évalués en milliards d’Euros au sein des forces russes (4).
La constellation iQPS : vers une surveillance en temps réel
Autre avantage comparatif à ce stade, iQPS a déployé une stratégie de constellation ambitieuse. Avec cinq satellites opérationnels en avril 2025, l’entreprise prévoit d’atteindre 24 satellites d’ici 2027, puis 36 à terme. Une telle vision doit permettre l’observation de n’importe quel point terrestre avec un intervalle moyen de dix minutes, révolutionnant la surveillance en temps quasi réel (5).
Cette approche dite en essaim transforme radicalement l’économie du renseignement spatial. Là où les satellites traditionnels, coûteux et complexes, limitaient l’accès aux grandes puissances, les micro-satellites SAR d’iQPS continuent de démocratiser cette capacité.
Des nations moyennes comme l’Ukraine peuvent désormais accéder à des technologies de pointe sans dépendre exclusivement des grands acteurs spatiaux historiques.
L’écosystème spatial japonais en effervescence
Le phénomène iQPS s’inscrit dans un écosystème spatial japonais en pleine transformation. L’entreprise Synspective développe notamment sa constellation StriX SAR en partenariat avec l’agence spatiale japonaise JAXA (6).
Parallèlement, en mai 2025, ICEYE et le conglomérat japonais IHI ont signé un accord de coopération visant à développer au Japon une constellation SAR de 24 satellites. Conçus et exploités localement, ces satellites répondront aux besoins gouvernementaux, militaires, civils et commerciaux du pays, tout en renforçant son autonomie stratégique en matière d’observation de la Terre (7). Ce partenariat entre la Finlande et le Japon, tous deux « frères d’armes » économiques de l’Ukraine constitue une évolution augurant d’un nouveau champ des possibles particulièrement émulatif.
Le gouvernement accompagne cette dynamique par des investissements massifs : plus de 3,5 milliards de yens alloués à l’espace dans le budget défense 2025, incluant une constellation satellitaire de surveillance en temps réel et un système de communications sécurisées de nouvelle génération.
Vers un nouvel ordre du renseignement spatial : quand la carte géopolitique se redessine dans l’espace
En raison de la multiplication des acteurs, de la diversification des sources technologiques, et de l’affaiblissement des monopoles traditionnels, le partenariat nippo-ukrainien et le triangle de coopération Finlande-Japon-Ukraine préfigurent d’une certaine façon l’émergence d’un nouvel écosystème international de renseignement spatial.
Cette évolution répond à une logique de résilience face aux défaillances potentielles de nombre de partenaires historiques. Elle reflète aussi l’adaptation des stratégies de sécurité nationale à un monde devenant réellement multipolaire où, pour de plus en plus d’acteurs internationaux, les alliances classiques ne semblent plus à même de garantir leur sécurité nationale.
De fait, en ce qui concerne l’Ukraine, l’intégration des données SAR japonaises via un processus de deux à trois mois représente plus qu’un simple complément capacitaire : c’est l’assurance d’une redondance critique dans ses sources de renseignement.
Pour le Japon, c’est l’affirmation de son statut de puissance spatiale responsable, capable d’influencer les conflits mondiaux par ses innovations technologiques.
Ce nouveau modèle de coopération, alliant innovation privée et diplomatie étatique, pourrait bien définir l’avenir du renseignement spatial international (8).
Dans un monde où l’information s’avère un facteur déterminant pour l’issue des conflits, le nivellement technologique dans le domaine spatial militaire pourrait bien redessiner la carte des équilibres géopolitiques « sur la Terre comme au Ciel » …
(Par Murielle Delaporte)
Notes
(1) https://www.japan.go.jp/kizuna/2024/11/sar_satellites_for_disaster_monitoring.html
(2) Voir l’article suivant sur eoportal.org, base de données de l’ESA (agence spatiale européenne) : https://www.eoportal.org/satellite-missions/qps-sar#space-and-hardware-components
(3) D’après le site d’information népalais, theasialive.com, « Pour la GUR [Direction principale du renseignement de l’Ukraine], les avantages sont immenses. Les images SAR peuvent :
– Détecter les mouvements de troupes et de véhicules, même sous des filets de camouflage.
– Identifier les changements de terrain qui indiquent une activité récente, comme le creusement de tranchées ou la construction de routes.
– Surveiller les axes logistiques clés pour les convois de carburant, de munitions ou de renforts. »
Voir : https://theasialive.com/satellite-warfare-japans-iqps-sar-satellites-set-to-strengthen-ukraines-intelligence-arsenal/2025/04/24/
(4) https://gur.gov.ua/en/content/prosto-kosmos-rezultaty-vykorystannia-narodnoho-suputnyka-iceye.html ; https://kyivindependent.com/ukraines-crowdfunded-satellite-took-over-4-000-images-of-russian-facilities-military-intelligence-says/
(5) https://i-qps.net/en/ ; https://spacenews.com/japans-iqps-lines-up-eight-sar-launches/
(6) https://global.jaxa.jp/press/2023/07/20230721-1_e.html ; https://www.thedefensenews.com/news-details/Japan-Steps-In-with-Satellite-Intelligence-Support-for-Ukraine-Amid-Uncertain-US-Backing/
(7) https://www.ihi.co.jp/en/all_news/2025/aeroengine_space_defense/1201450_13743.html ; https://www.iceye.com/newsroom/press-releases/iceye-and-ihi-start-cooperation-to-develop-sar-satellite-constellation-in-japan
(8) https://www.space.com/space-exploration/launches-spacecraft/rocket-lab-launch-private-japanese-radar-satellite-iqps-harvest-god-thrives