France – Frugalité, modernité et mutualisation : un tryptique au service de l’épaisseur stratégique et d’une meilleure soutenabilité des matériels terrestres

Directeur central de la Structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (SIMMT) depuis 2020, le général Christian Jouslin de Noray nous livre ici sa vision d’une stratégie de soutien des équipements terrestres incrémentale et d’une politique de stocks réaliste permettant à nos armées d’acquérir la profondeur industrielle indispensable à tout scénario de haute intensité.
Jouslin-de-Noray

Entretien avec le général Jouslin de Noray, Directeur central de la structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (DCSIMMT)

Propos recueillis par Murielle Delaporte

Tant la crise du Covid que le conflit en Ukraine qui ont tour à tour secoué l’Europe depuis 2020 ont ravivé des inquiétudes et débats qui avaient disparu de la sphère publique depuis la fin de la Guerre froide à l’aune des années quatre-vingt-dix.

Autonomie, souveraineté, stocks stratégiques et même économie de guerre refont partie du lexique aujourd’hui de nouveau utilisé tant par les dirigeants politiques que par les médias. De fait c’est lors de son discours d’inauguration du dernier Salon Eurosatory en juin dernier que le Président Emmanuel Macron fit pour la première fois référence au concept d’économie de guerre pour le secteur de la défense et de la sécurité.

Un concept parfois jugé alarmiste, mais correspondant à l’adage bien connu « Si vis pacem, para bellum », auquel tout bon planificateur militaire ne peut se soustraire et qui a le mérite de servir de catalyseur à l’accélération d’un processus de réformes et de simplifications administratives réclamé depuis des décennies par nombre d’acteurs du secteur de l’armement.

Un concept qui ne part cependant pas de zéro, loin s’en faut, grâce à l’action de chefs militaires travaillant en amont sur cette remontée puissance depuis des années et ayant déjà posé les jalons nécessaires à cette économie de guerre si elle devait se concrétiser plus avant.

Directeur central de la Structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (SIMMT) depuis 2020, le général Christian Jouslin de Noray est l’un des artisans clés de ce processus de fond. Il nous livre ici sa vision d’une stratégie de soutien des équipements terrestres incrémentale et d’une politique de stocks réaliste permettant à nos armées d’acquérir cette profondeur industrielle indispensable à tout scénario de haute intensité.

Une stratégie de transformation que l’on peut décrire, en synthétisant l’entretien que ce dernier nous avait accordé voici quelques temps, selon le triptyque suivant :

  1. Frugalité de la maintenance reposant sur une plus grande profondeur en matière de connaissance des matériels et des technologies émergentes.
  2. Réorganisation du paysage industriel reposant sur l’accroissement de la profondeur du secteur de l’armement.
  3. Mutualisation logistique si possible à l’international reposant sur une profondeur en matière de coopération interalliés inédite.

Crédit photo : Imprimante 3D © Armée de Terre

I. Profondeur de la connaissance des équipements et frugalité de maintenance

Parmi les nombreuses pistes d’innovation défrichées au fil de ces dernières années, le général de Noray souligne en particulier la numérisation des ateliers permettant de procéder à de belles avancées en matière de maintenance prédictive, ainsi que les promesses de nouvelles technologies, telles l’impression 3D, à même d’alléger l’empreinte logistique, ou du moins de maintenir celle-ci au même niveau pour les matériels nouveaux plus gourmands en pièces.

 

Le cercle vertueux de la numérisation

L’une des caractéristiques majeures de la maintenance terrestre est son volume. Nous disposons de vingt-quatre mille matériels majeurs, se déclinant en quatre millions d’équipements de treize mille types différents. Ce sont cent quarante-huit millions de rechanges qui sont stockés dans nos entrepôts.

Gérer des chiffres de cet ordre de grandeur à la main sur tableur excel a ses limites et l’automation est aujourd’hui la bienvenue avec notamment la RPA (pour Robotic Process Automation), c’est à dire l’assistance de petits robots qui peuvent nous aider à mieux positionner nos stocks et à améliorer nos livraisons.

L’automation couplée à la connectivité – connectivité aujourd’hui rendue possible par l’arrivée à maturité de notre système d’information qui nous relie à l’ensemble de nos partenaires – permet d’affiner les processus et de gagner en temps et en efficacité. Par exemple, ces progrès nous permettent de livrer des lots d’intervention technique complets : un atelier doit recevoir la totalité des pièces détachées dont il a besoin pour faire son intervention. Dans le cas où ce lot complet n’est pas disponible, celui qui n’a besoin que d’une ou deux pièces pour sortir rapidement un engin sera prioritaire.

L’innovation va nous permettre de continuer à progresser considérablement dans les années à venir. Ma vision, c’est que la maintenance terrestre dans cinq ans n’aura absolument rien à voir avec ce qu’elle était il y a cinq ans. La numérisation des ateliers est ainsi bien avancée avec la dotation de tous les matériels reçus d’une petite puce RFID, sorte de carte vitale des équipements, qui permettra d’accomplir de nombreux actes de façon automatique via une tablette ou un smartphone. Nous n’en sommes pas encore au recensement automatique de tous nos entrepôts, mais la rénovation de l’entrepôt central de Moulins est planifiée sur cette période de cinq ans.

Nous possédons aujourd’hui toutes les données sur nos parcs grâce aux capteurs, les HUMs, placés sur les équipements et nous nous efforçons maintenant de les « faire parler » : nous regardons les réparations que nous avons à faire ; nous comparons avec la manière dont a vécu l’équipement ; nous voyons si l’équipement a eû chaud, s’il a eû froid, s’il a pris des coups, s’il a roulé vite, s’il a roulé en surrégime, ou en sous-régime…

Tous ces paramètres peuvent dorénavant être examinés et c’est là où l’intelligence artificielle va aussi nous aider, le but étant à terme de pouvoir dire : « Tel équipement va tomber en panne à tel moment à cause de telle chose ». Avant même qu’il ne tombe en panne, nous serons à même de changer la pièce qui va le faire tomber en panne.

La maintenance prédictive s’avère cependant une affaire de longue haleine. On en parle depuis quelques années et les progrès ne se font pas à pas de géant, mais chaque année apporte sa petite dose de progrès. Et c’est ce qui nous permet d’être confiants dans les progrès à cinq ans notamment avec l’intégration des capteurs et de la vétronique qui permet de collecter automatiquement les données sur les matériels de nouvelle génération Scorpion, avec l’avantage majeur consistant à entretenir les matériels de manière bien plus frugale.

Nous pourrons entretenir quand ce sera nécessaire, alors qu’aujourd’hui l’entretien programmé impose à tous les véhicules qui ont tel kilométrage ou tant d’heures moteur de subir la même visite. Demain, nous serons capables de dire : « Je peux retarder telle visite » ou au contraire : « Je dois l’avancer parce que je sais comment va vivre mon équipement ». La maintenance prédictive est un des grands axes de progrès, mais nous n’y sommes pas encore vraiment.

C’est en ce sens qu’un salon comme Eurosatory est particulièrement intéressant, parce que beaucoup d’entreprises travaillent sur le sujet, et nous faisons appel à ces dernières pour venir nous appuyer.

Autre avantage de la numérisation et de l’automatisation qu’elle engendre : une gestion fine des stocks, dont nous connaissons les besoins, mais dont le problème est le financement. Tous les ans, nous faisons un inventaire complet des stocks que le monde civil détient pour nous, et nous sommes en train d’interconnecter nos systèmes d’information logistiques. Nous pouvons donc affirmer que SIM@T, le système d’information logistique de la maintenance terrestre, est le premier SIL, système d’information logistique, à être connecté au système d’information logistique de ses fournisseurs.

Etre en mesure de passer de notre système à l’internet civil constitue non seulement une prouesse technologique, mais une veritable révolution. Aujourd’hui, nous pouvons directement connaître l’état des stocks chez notre industriel pour savoir si ces pièces sont là et passer directement commande en connaissant le délai de livraison.

 

L’innovation au service de l’allègement de l’empreinte logistique

L’innovation va également nous aider à alleger le poids de notre logistique : la fabrication additive – ou impression 3D – va être une des solutions pour nous permettre d’aller vers une logistique elle aussi beaucoup plus réactive et beaucoup plus frugale. En opération extérieure, il est parfois nécessaire de commander une pièce en urgence en métropole, aussi il est clair que le fait de posséder une imprimante 3D capable de fabriquer la pièce manquante s’avèrera particulièrement bénéfique.

Pour le moment, nous ne déployons en opération que des imprimantes 3D polymère, mais nous sommes en train de tester l’I3D métallique et la projetterons dès que ce sera possible. Nous sommes en effet aujourd’hui en mesure de profiter de l’expérience acquise dans le domaine de l’impression 3D en termes de conception, de test et de certification de pièces. Tous les processus que nous avons mis en place pour nous acculturer à l’impression 3D polymère sont identiques à ceux que nous allons retrouver pour l’impression 3D métallique. L’important, c’était d’arriver à mettre en place ce processus et le réseau de compétences nécessaires.

Nous devrions ainsi être en mesure de passer assez naturellement du polymère au métallique, sachant qu’une imprimante 3D métallique, qui permet de réaliser des pièces qui correspondent davantage à ce dont nous avons besoin, revient bien plus cher. Donc cette phase d’acculturation que nous avons acquise sur le polymère et qui nous a déjà permis de produire des dizaines de milliers de pièces en opération, est déjà une excellente expérience. Nous ne partons pas de rien, loin s’en faut dans le domaine de l’impression 3D et nous sommes dans une phase de progression constante.

Il existe cependant une vraie difficulté dans l’impression 3D, qui est la qualification des pièces, de façon à ce qu’elles correspondent à toutes les normes souhaitées. Il faut ainsi certifier l’imprimante, mais aussi le processus, ce que nous souhaitons faire en partenariat avec les industriels en raison du grand nombre de pièces concernés. Dans le cadre de l’appel d’offre concernant le renouvellement de nos camions par exemple, nous allons ainsi demander qu’une partie des pièces soit nativement fabriquée en impression 3D, ce qui nous évitera d’avoir à le faire lorsque nous souhaiterons les produire nous-mêmes.

Pour l’instant la fabrication en polymère concerne surtout des petites pièces bloquantes, allant d’une poignée de portière ou d’une jauge au tableau de bord du PR4G [poste de radio de quatrième génération]. En ce qui concerne le 3D métallique, la première pièce que l’on a réalisée est un levier amplificateur d’inertie.

Au niveau de l’approvisionnement en matières premières, tout depend du théâtre d’opération et de ce qui est disponible sur place. Nous avons ainsi l’ambition de déployer des imprimantes en Roumanie. Il est de façon générale plus facile de transporter des sacs de poudre métallique ou des rouleaux de fil polymère que d’être obligés d’amener sur un théâtre des lots de pièces différentes, parce qu’encore une fois, vous ne savez pas par avance les pièces dont vous aurez besoin.

Ceci est d’autant plus important en ce qui concerne le déploiement des matériels de nouvelle génération, plus gourmands en pièces : pour l’autonomie initiale de projection, quand on déploie une compagnie de VAB (véhicule de l’avant-blindé, donc d’ancienne génération), c’est l’équivalent d’un container. La même autonomie initiale de projection quand on a déployé pour la première fois le Griffon avait mobilisé quatre containers. Même si nous avions prévu large, nous avions multiplié par quatre notre empreinte logistique. Ce qui est normal, car le matériel est beaucoup plus gros et contient beaucoup plus de pièces détachées.  Si nous sommes capables de nous passer d’une partie des pièces détachées, parce que nous saurons les fabriquer nous-mêmes sur place, alors nous serons capables de rendre notre logistique beaucoup plus frugale, plus légère et plus agile. Ce sont bien là les objectifs que nous poursuivons.

Crédit photo : Ligne de production des TRM2000 à Saint-Nazaire © Arquus

II. Profondeur industrielle et épaisseur stratégique

Pour le général de Noray, gagner en épaisseur stratégique et en autonomie passe d’une part par une participation accrue du secteur privée à la régénération des matériels, un processus en cours depuis quelques années, et d’autre part par une meilleure visibilité de la chaîne d’approvisionnement permettant une politique de stocks ciblée.

 

Restructuration du paysage industriel de l’armement et réappropriation de la régénération par le secteur privé

 

La SIMMT est chargée d’écrire les stratégies de maintenance pour répondre aux objectifs des donneurs d’ordre que sont les états-majors, et de répartir les missions en en contractualisant une partie avec le secteur civil.

Lorsque je suis arrivé à la SIMMT en 2017 en tant que sous-directeur des opérations, la maintenance terrestre de l’armée de Terre avait perdu de l’ordre de cinq mille personnels affectés dans les régiments du matériel (RMAT) et les bases de soutien du matériel (BSMAT) en dix ans, soit environ 30% des effectifs.

C’est toute l’époque où nous nous heurtions à des parcs qui avaient une disponibilité technique très insuffisante pour l’activité, en ce sens que parallèlement, nous avions une forte activité opérationnelle. Je rappelle que Serval a commencé en 2013, tandis que nous succédions aux opérations menées en Afghanistan. Cette décennie d’opérations ininterrompues avait résulté en un volume assez impressionnant de matériel cassé que nous n’avions pas pu régénérer. Pour avoir un ordre d’idée, ce volume représentait un peu plus de quatre mille matériels et environ quatre mille véhicules en attente de régénération, soit plus de 20 % des matériels majeurs en service.

C’est pour cette raison qu’avait été mis en place un plan de transformation initié en 2016 et validé par le ministre des Armées en 2019, qui partait du principe de l’autorité fonctionnelle du DC SIMMT sur l’ensemble de la maintenance terrestre. Une distinction très nette fut établie entre, d’une part, les régiments du matériel et les sections de maintenance régimentaires en charge des réparations rapides et opérant sous l’autorité du Commandant des Forces Terrestres, et, d’autre part, le Service de la maintenance industrielle Terrestre ou SMITer, c’est-à-dire les bases de soutien du matériel qui ont une action profonde de régénération et de reconstruction.

Nous avons de facto distingué les urgences des priorités. L’urgence, c’est d’être toujours capable de pouvoir faire l’activité de demain, c’est-à-dire être en mesure de réparer. Mais à force de ne faire que les urgences, on en a oublié les priorités, à savoir la nécessité de régénérer les matériels qui nécessitaient des centaines d’heures de travail.

Cette distinction entre la maintenance opérationnelle et la maintenance industrielle est aujourd’hui très claire, tandis que parallèllement –  deuxième  fondement de cette réforme – la part conférée à l’industrie privée devenait de plus en plus importante. Un seul chiffre parle de lui-même :  jusqu’en 2017, 90 % de la maintenance industrielle, c’est-à-dire la maintenance profonde de régénération (ancien niveau dit NTi3), était faite en étatique au sein des bases de soutien du matériel. Aujourd’hui, cette part s’est amenuisée et notre objectif est d’atteindre en 2024, une redistribution de la charge entre le public et le privé à hauteur de 50% chacun.

Une évolution est similaire en ce qui concerne la maintenance opérationnelle, puisque nous confions aujourd’hui une part significative du soutien NTI2, voire quelquefois du NTI1, à l’industrie privée. Nous avons même confié la gestion et la maintenance de nos parcs d’entraînement à l’industrie privée. Si ce secteur est en forte évolution, on peut évaluer à environ 30 % la proportion des heures de maintenance opérationnelle réalisées dans l’industrie privée.

La maintenance opérationnelle se fait en grande partie dans les concessions (Concession ARQUUS, concession IVECO, etc) ou dans nos centres d’entraînement, mais en gardant toujours à l’esprit un impératif essentiel, à savoir qu’il faut absolument que nos maintenanciers gardent tous les savoir-faire qu’ils auront à déployer en opération.

Ce que je voudrais souligner est que cette transformation a porté ses fruits, puisque nous avons gagné plus de dix points de disponibilité technique. Notre ambition, c’est d’en gagner encore cinq. D’une disponibilité technique de 60 %  en 2017, nous sommes aujourd’hui aux alentours de 72 % en moyenne en métropole (sachant que nous sommes à plus de 90% en opération),  et notre but est d’arriver à 75 % en 2025. Aujourd’hui, le parc en indisponibilité technique est passé sous les 10 %, c’est-à-dire aux environs de 2 000 pour 24 000 matériel roulant, ce qui veut dire que nous disposons dorénavant d’un parc dynamique. Les engins qui rentrent d’opérations extérieures vont au parc en indisponibilité technique, sont régénérés et ressortent. Les parcs n’attendent plus d’être régénérés.

Il s’agit bien-sûr d’une moyenne entre les parcs très neufs (comme les Griffon), dont la disponibilité est bien meilleure, les parcs qui s’entretiennent facilement, et de l’autre côté du spectre, les parcs blindés lourds, qui ont traditionnellement une disponibilité toujours inférieure. Je ne connais pas une nation dans l’OTAN dont la disponibilité des chars lourds soit au-delà de 65 %. Non pas que les industries de tous ces pays ne soient pas performantes, mais parce qu’il y a un volume d’entretien à faire qui est assez normé, assez fort, et donc quand les engins ont leur visite à faire, ils sont indisponibles. Il ne s’agit pas d’une indisponibilité liée à de la casse, mais d’une indisponibilité liée à un temps de réparation.

Il est par ailleurs logique que les parcs plus vieux aient une mauvaise disponibilité en raison de la plus grande rareté des pièces détachées : l’engin blindé du génie qui est toujours sur châssis AMX-30,ou encore le VLRA (véhicule léger de reconnaissance et d’appui), très prisé de nos forces spéciales qui a plus de cinquante ans, sont des exemples parmi d’autres.

A l’inverse, en ce qui concerne les parcs neufs, il y a toujours un ou deux ans de ce que l’on appelle un peu vulgairement le déverminage. Mais forcément, comme ils sont neufs, les usines de fabrication tournent encore et on rencontre peu de problèmes d’approvisionnement en pièces détachées, d’où une très bonne disponibilité.

En quoi ces réformes répondent-elles à la problématique de la haute intensité à laquelle nous sommes actuellement confrontée ?  La première chose – et c’est à mon sens le génie du modèle – nous avons bien compris que nous devions allier d’un côté la réactivité de la maintenance faite par les militaires et de l’autre sa résilience. Pendant le temps du confinement, les matériels ont continué à être entretenus par les militaires de manière inchangée. Les dispositifs se sont adaptés, mais le personnel a fait prevue d’une grande résilience. En termes de réactivité, nous sommes en mesure de projeter ce que nous avons besoin de projeter : nous pouvons faire travailler des compagnies du matériel pendant quinze jours, vingt heures par jour, comme ce fut le cas lorsque nous avons déployé des véhicules en Roumanie.

Donc très, très grande réactivité. Très grande résilience. Et puis d’un autre côté, nous sommes en train d’acquérir grâce aux contrats passés avec l’industrie civile, la profondeur industrielle que nous n’avons pas seuls. Nous le savons, le jour le jour où nous aurons à mener un combat de haute intensité, nous aurons un besoin d’industries privées extrêmement fort. Depuis la guerre de Sécession au XIXᵉ siècle, aucune nation n’a pu gagner un conflit sans disposer d’une industrie extrêmement puissante.

Visibilité budgétaire et bilan de souveraineté

Cette industrie privée de la défense, nous avons la chance en France d’encore en posséder une, mais il faut par nos contrats, l’organiser et lui donner cette capacité à monter, elle aussi, en puissance. Cela peut sembler un peu étrange, mais nous avons une industrie qui fabrique extrêmement bien, mais comme nous ne lui faisions pas réparer, cette industrie ne régénérait pas particulièrement. Dans le monde civil, vous ne régénérez pas un camion qui a dix ans, vous changez de camion, tandis que nos engins durent quarante ans. Il nous a donc fallu donner au monde civil qui travaille pour nous, à l’industrie privée, non seulement la culture de la régénération, mais aussi les techniques et les technologies de la régénération. Quand vous fabriquez, vous avez besoin de gens qui assemblent. Ce ne sont pas des mécaniciens, ce sont des gens qui font quasiment toute la journée les mêmes gestes. Quand vous régénérez, vous avez besoin de personnes capables de diagnostiquer, de savoir ce qui ne marche pas, de savoir quelles sont les pièces qu’il va falloir changer. Il ne s’agit pas du tout des mêmes métiers.

Nos contrats, où nous confions une part croissante à l’industrie privée, permettent à l’industrie privée de s’acculturer à ces métiers de la régénération. Et puisque nous leur donnons une vision à long terme, ils peuvent investir et créer des chaînes destinées à industrialiser la régénération. Si ce partenariat avec les industriels privés est donc un des axes majeurs de la transformation de la maintenance Terrestre, il est en effet essentiel d’intéresser ces derniers en leur donnant une capacité de prévision pluri-annuelle. Nous passons donc des contrats d’une durée comprise entre sept ans et dix ans. Ces contrats sont par ailleurs des contrats très complets où il ne s’agit plus de commander des pièces détachées, mais des kilomètres parcourus. Ainsi en 2022, nous avons commandé plusieurs dizaines de milliers d’heures de VBCI à l’expert, lequel devait assurer la fourniture de toutes les pièces détachées permettant d’accomplir ces horaires.

Il est de fait assez impressionnant de voir la manière dont nos industriels s’organisent pour répondre à ces différents contrats que nous leur confions. Il faut aller à Roanne et voir que les chaînes mises en place par Nexter ont quasiment doublé. Si vous allez à Saint-Nazaire, vous vous rendrez compte qu’Arquus est complètement transformé. Si vous allez du côté de Strasbourg, vous verrez que Sopram a beaucoup investi pour pouvoir répondre à nos contrats, etc. Nous voyons surgir, s’édifier progressivement, cette industrie de la régénération qui vient compléter l’industrie de la fabrication que nous avions.

Nous assistons depuis 2018 à une vraie montée en puissance de l’industrie de régénération civile qui se ressent en termes de résultats et qui se voit physiquement. Quand on va voir les usines, on voit, là, un nouvel entrepôt, là, une nouvelle ligne de production…

Mais quel est notre point faible tant en ce qui concerne notre industrie étatique que l’industrie privée ? Les compétences, ils les acquièrent ; l’outil industriel, ils l’acquièrent également. Aujourd’hui, clairement notre point faible à tous dans le domaine de la défense – industrie étatique et forces civiles -, concerne le stock, le rechange. Nous n’avons pas aujourd’hui la profondeur logistique dont nous aurions besoin.

Un des points clés pour y parvenir consiste à parfaire la traçabilité du rechange, c’est-à-dire savoir où les rechanges sont fabriqués initialement. Et c’est ce que nous nous efforçons de faire en liaison avec l’ensemble des entreprises qui appartiennent au GICAT. Même si tel type de rechange arrive de tel pays, d’Asie, d’Europe, ou autre, il s’avère souvent être un produit déjà assemblé avec une partie des pièces originaires d’un autre pays. Je prends l’exemple du véhicule 4×4 de commandement et de liaison léger VT4, qui est du Ford Everest transformé par Arquus à Saint-Nazaire. Le Ford Everest est fabriqué en Thaïlande, mais une partie des pièces provient d’autres pays asiatiques.

Nous devons dresser un bilan et faire l’état de nos dépendances en nous posant, composant par composant, les questions suivantes afin de mesurer notre degré de vulnérabilité :

  • Ce composant n’est-il fabriqué que dans un seul pays ? Si oui, nous sommes très vulnérables.
  • Est-il fabriqué sur le modèle européen ? Ce qui constitue un facteur réducteur de vulnérabilité.
  • Combien de temps faut-il pour l’acquérir ?
  • Combien de temps nous faudrait-il pour arriver à le re-fabriquer chez nous ?

En fonction de ces différents paramètres, il va nous falloir prendre des décisions relatives au rapatriement éventuel de la fabrication d’un certain nombre de composants, ou, lorsqu’il s’agit de composants dont le processus de fabrication nous échappe, de faire un volume de stocks plus important.

Un des grands enseignements pour aller vers la haute intensité est l’intensification de la concurrence mondiale et la survenue de crispations en matière d’approvisionnement, qu’il s’agisse du rechange, de la matière première, du titane, des composants électroniques… Nous devons donc soit être capables d’avoir une production autonome, soit avoir créé des stocks suffisants. Mais auparavant, il faut que nous disposions d’un vrai bilan de nos besoins et de nos vulnérabilités. C’est ce que nous sommes en train de faire. Sachant que tout cela n’est bien évidemment pas gratuit. La sécurisation de nos approvisionnements a un coût dont il faut tenir compte dans la prochaine Loi de programmation militaire.

Si notre Constitution permet au Président de décider de l’emploi de nos forces armées, ce qui nous donne une grande réactivité, le dimensionnement des stocks va, lui, résulter de l’ajustement des budgets et du travail parlementaire. Nous connaissons l’état de nos besoins et nous avons un tissu industriel en mesure de livrer des rechanges, mais il faut bien évidemment de l’argent pour commander ces dernières.

Crédit photo © Erwin Ceuppens & Vincent Bordignon, ministère de la Défense belge  et ministère des Armées français 

III. Profondeur du niveau de coopération et mutualisation logistique

Troisième facteur de transformation potentielle, la mutualisation de la logistique entre alliés à l’image du programme franco-belge CaMo est pour le général de Noray une nouveauté particulièrement prometteuse, tandis que la mutualisation des stocks fait déjà partie des pratiques de l’OTAN.

 

L’effet CaMo

En ce qui concerne la gamme Scorpion, une autre innovation existe, non pas dans le domaine technologique, mais dans le domaine d’une coopération inédite avec l’Armée belge qui a fait le choix de s’équiper exactement des mêmes matériels que nous dans le cadre du programme CaMo (Capacité motorisée).

Ce partenariat stratégique unique va nous permettre, dans des conditions qui restent à élaborer, de mutualiser toute notre logistique, ainsi que la maintenance et la formation. Un nouveau type d’interopérabilité extrêmement intéressante tant pour nous que pour les Belges est en train de voir le jour, qui va d’ailleurs au-delà de la gamme Scorpion stricto sensu, puisque la Belgique s’est également dotée notamment de canons Caesar et de brouilleurs anti-IED Barage.

Un des objectifs majeurs est bien-sûr le gain de coût. Mais de mémoire, nous n’avons jamais été si loin en matière de coopération avec une nation partenaire. Depuis l’été 2021, nous avons ainsi au sein de la SIMMT un officier belge qui travaille avec nous aux conditions de soutien des équipements belges, pour que l’on ait une interopérabilité maximale entre tous ces équipements.  

Le but est qu’une pièce détachée qui sort d’un entrepôt belge puisse venir équiper un Griffon français, ou qu’une pièce détachée qui sort d’un entrepôt français soit montée sur un Griffon belge. Nous sommes en train de mettre au point les processus nécessaires à cette évolution. Avec les Allemands, nous essayons de développer des équipements ensemble, mais jamais la question d’une logistique commune n’a été abordée : chaque partenaire a ses propres stocks et sa propre formation. Ce que nous sommes en train de faire avec les Belges dans le domaine de la maintenance, mais aussi dans en matière de formation et de doctrine, je considère donc que c’est une véritable nouveauté. Nous n’en sommes qu’au début de l’histoire et notre intention, ce serait d’arriver à drainer d’autres nations vers ce qui va être un vrai succès. Les nations qui acquerront du Griffon ne se tromperont pas…

L’effet OTAN

Il n’est pas du tout exclu que l’ensemble des opérations que nous menons dans le cadre de l’OTAN en Estonie et en Roumanie, ne conduise demain à la volonté d’avoir une interopérabilité beaucoup plus forte avec un certain nombre de pays.

Il existe déjà au niveau de l’OTAN une agence de soutien et d’acquisition, la NSPA pour « NATO Support and Procurement Agency », qui permet aux différents pays alliés de proposer ou de recompléter leurs stocks. Lorsque nous avons des équipements communs, il nous arrive ainsi d’acheter une partie des nôtres à d’autres nations via ces marchés. C’est par exemple le cas des chenillettes de nos véhicules blindés haute mobilité.

Pour qu’il y ait interopérabilité logistique, il faut partager les mêmes équipements. Nos équipements sont éprouvés au combat et de plus en plus de nations se dotent de Caesar. Une dynamique CaMo pourrait bien émerger et il est clair qu’un Salon comme Eurosatory y contribue.

 

 

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