Le soutien des opérations multi-domaines : « penser MDO »

Avec pour modératrice Hawa-Léa Sougouna, directrice du programme de conférences au Coges, le panel réunissait trois acteurs de la défense particulièrement à même d’aborder le sujet des opérations dites multi-domaines (MDO pour « Multidomain Operations ») aux Etats-Unis et au sein de l’OTAN, et M2MC en France pour multi-milieux, multi-champs : Lieutenant-colonel Bradley Cooper, Commandant du 194e bataillon de soutien de l’armée de Terre américaine déployé à Camp Humphreys à Pyongtaek en Corée du Sud ; Dr. Michael Shurkin, chercheur affilié à l’Atlantic Council ; et Colonel Emmanuel Devigne, Chef Pôle Multi-Champs au Centre de Doctrine et d'Enseignement du Commandement au sein du Commandement du Combat Futur. Avant d’aborder la question du soutien des opérations multi-domaines (MDO), Hawa-Léa Sougouna a orienté la discussion pour expliquer ce que couvre le MDO et dans quelle mesure ce concept s’avère transposable parmi tous les alliés des pays de l’OTAN.
mdo
Illustration © OTAN   

Synthèse de la visio-conférence organisée par Coges Events le 20 novembre 2023 et intitulée « Sustaining Multidomain Operations »

                                                                                                                                                    — > Par Murielle Delaporte

Avec pour modératrice Hawa-Léa Sougouna, directrice du programme de conférences au Coges, le panel réunissait trois acteurs de la défense particulièrement à même d’aborder le sujet des opérations dites multi-domaines (MDO pour « Multidomain Operations ») aux Etats-Unis et au sein de l’OTAN, et M2MC en France pour multi-milieux, multi-champs.

  • Lieutenant-colonel Bradley Cooper, Commandant du 194e bataillon de soutien de l’armée de Terre américaine déployé à Camp Humphreys à Pyongtaek en Corée du Sud

    Officier de l’US Army doté de deux diplômes universitaires (MBA de l’université de Phoenix en Arizona et BS en droit criminel de l’université de Georgie), le lieutenant-colonel Cooper commande le 194e bataillon de soutien à Pyongtaek en Corée du Sud depuis mai 2022. Avant cela il a travaillé au sein de la Task force de gestion de talents (« Army Talent Management Task Force ») de 2019 à 2022 et comme officier de liaison pour l’AUSA. Son expérience au sein du corps logistique inclut de nombreux déploiements, tels que l’opération Iraqi Freedom au Koweït ou encore Enduring Freedom en Afghanistan. Il fut également chef de l’équipe de soutien logistique de la « 402nd Army Field Support Brigade » et chef des opérations pour le « 8th Theater Sustainment Command » à Hawaï.

  • Dr. Michael Shurkin, chercheur affilié à l’Atlantic Council

    Dr. Shurkin, basé à Washington, DC, est consultant et Senior Fellow à l’Atlantic Council. Il a été analyste politique à la Central Intelligence Agency et à la RAND Corporation, ainsi qu’à RUSI (« Royal United Services Institute for Defence and Security »). Il enseigne à l’université John Hopkins. Il a écrit sur la politique et la structure militaires de la France et d’autres pays européens, ainsi que sur le thème plus large de l’avenir de la guerre et des leçons de la guerre d’Ukraine. Il est titulaire d’un doctorat de l’université de Yale, d’une licence de l’université de Stanford et a étudié à l’École des hautes études en sciences sociales en France.

  • Colonel Emmanuel Devigne, Chef Pôle Multi-Champs au Centre de Doctrine et d’Enseignement du Commandement au sein du Commandement du Combat Futur

    Le colonel Devigne est diplômé de l’académie militaire de Saint-Cyr et est titulaire de trois masters en économie et stratégie de défense et en management de l’École de guerre, ainsi que d’un certificat de leadership de l’École de Chamonix. Il est diplômé du « College of Information & Cyberspace » de la « National Defense University », à Washington DC. Avant de servir au sein du Commandement du combat futur, il a été en particulier chef d’état-major de la 27e BIM (Brigade d’infanterie de montagne) et Chef de bureau anticipation stratégique et effets au sein de l’Etat-major des Armées de 2018 à 2020. Il a été déployé pour des missions de formation en Norvège, en Afrique, en Guyane française, à Djibouti, au Kosovo, dans les pays baltes et en Afghanistan. Il a par ailleurs occupé nombre de fonctions au sein de l’OTAN et de la représentation française de l’Union européenne.

Avant d’aborder la question du soutien des opérations multi-domaines (MDO), Hawa-Léa Sougouna a orienté la discussion pour expliquer ce que couvre le MDO et dans quelle mesure ce concept s’avère transposable parmi tous les alliés des pays de l’OTAN.

Le périmètre multi-domaine : une adaptation à l’évolution de la menace

 

Un concept initialement américain

Pour le Dr. Shurkin, le MDO est « une réaction que les Etats-Unis ont eu dans les années soixante-dix au lendemain de la guerre du Vietnam », lorsque la perspective d’une confrontation en Europe centrale est devenue plus prégnante. Cette évolution s’est manifestée sous deux formes :

  • un aspect haute technologie avec le développement de capteurs et la mise au point des frappes de précision qui allaient illustrer la première guerre du Golfe en 1990 (Desert Storm) ;
  • un aspect doctrinal innovant : « un exemple classique est la doctrine d’Air-Land Battle, laquelle impliquait la nécessité d’une coordination parfaitement étanche entre l’armée de Terre et l’armée de l’Air de façon à accroître les capacités communes ».

La combinaison de l’innovation technologique et d’une intégration interarmées de haut niveau avait pour objectif de compenser l’avantage quantitatif du Pacte de Varsovie avec un focus sur les frappes en profondeur : il s’agissait de « chercher à anéantir les second et troisième échelons qui servent à alimenter la ligne de front tout en se battant sur cette dernière afin de gagner le plus rapidement possible ».

Aujourd’hui, au lendemain des guerres en Irak et en Afghanistan, la même inquiétude a resurgi quant à la perte de l’avantage compétitif occidental par rapport aux nouveaux adversaires que sont la Russie et la Chine. Le concept de MDO reflète ainsi cette même volonté d’améliorer la qualité des forces armées américaines en renforçant toujours plus la coordination interarmées, les nouvelles technologies permettant de « lubrifier ce type d’interarmisation à haut niveau » dans la lignée de la troisième stratégie dite de compensation (« Third Offset Strategy » ) élaborée en 2015 par le Pentagone.

« Nous devons réapprendre à combattre des adversaires comme la Russie et la Chine qui disposent de capacités de déni d’accès et d’interdiction de zone (A2AD pour « Anti-Access, Anti-Denial ») importantes », explique le Dr. Shurkin en citant le document de référence en ce qui concerne l’évolution doctrinale récente de l’US Army, à savoir le « TRADOC Pamphlet 525-3-1 : The U.S. Army in Multi-Domain Operations 2028 », lequel souligne non seulement la nécessité de faire face aux menaces A2AD, mais aussi à l’hybridation de la guerre avec l’introduction des guerres cyber et informationnelle « que les gouvernements chinois et russe veulent exploiter à leur avantage ».

Les variantes européennes : le cas de la France et du Royaume-Uni

Pour les états-majors français, se sont ajoutés aux deux domaines – ou plutôt champs – traditionnels terrestre et maritime, d’abord l’Air (la 3D), puis la 4D avec le cyber et la guerre électronique et le 5D avec la guerre informationnelle, ces deux derniers domaines étant non tangibles. C’est la raison pour laquelle la France a adopté l’acronyme M2MC, pour multi-champs / multi-domaines. De ce fait, ainsi que le souligne le colonel Devigne, « passer en un siècle de deux domaines de déconflictualisation à cinq s’avère particulièrement compliqué à appréhender ». Il a caractérisé le MDO à la française selon deux tendances majeures : d’une part le rétrécissement du continuum compétition-contestation-confrontation, et d’autre part l’accélération du tempo des opérations en raison de l’évolution des communications et transmissions, ainsi que l’« extension du champ de bataille au-delà des espaces permettant un contrôle physique ».

Une réponse à cette évolution veut dire l’insertion d’éléments kinétiques et non-kinétiques, le défi majeur étant de « faire en sorte que les effecteurs convergent ensemble vers les mêmes effets, ce qui suppose énormément de coordination et d’intégration à chaque niveau stratégique, opératif et tactique », a-t-il expliqué.

Le Dr Shurkin a de son côté souligné que tant la France que le Royaume-Uni – ce dernier ayant de fait choisi comme acronyme « MDI » pour « Multi-domain Integration » -, mettaient particulièrement l’accent sur l’intégration des C2 (« Command & Control ») et le partage des technologies. Plus qu’aux Etats-Unis, la créativité est encouragée à tous les échelons de la chaîne de commandement avec un accent mis sur un processus d’« acculturation du MDO à tous les échelons ». Plus que la course aux avancées technologiques, l’idée est d’« optimiser au maximum les ressources (plus limitées qu’aux Etats-Unis) au travers de ce haut niveau d’intégration ».

Pour lui, la différence majeure entre l’approche européenne – en l’occurrence surtout française et britannique – et l’approche américaine trouve son origine dans la taille respective des forces armées et réside donc dans une approche axée sur la manœuvre intégrant des effets de surprise tactique pour la première plutôt que sur une supériorité de manœuvre écrasante pour la seconde (« manœuvering around vs overpowering enhancing manœuver » ).

Pour le colonel Devigne, cependant, MDO, MDI et M2MC sont la même réponse au même problème, les différences d’acronyme reflètant plus des approches culturelles et géographiques spécifiques à chaque nation.

Les défis logistiques du multi-domaine : s’assurer d’avoir les « bonnes compétences au bon endroit au bon moment »

 

Définir l’expression des besoins en matière spatiale et cyber et les critères de leur survivabilité

Pour le lieutenant-colonel Cooper, dont la mission consiste à « assurer le soutien – approvisionnement, maintenance et logistique – de la seconde division d’infanterie (« 2nd Infantry Division » ), soit cinq brigades dotées de sept mille personnels, déployés à Camp Humphrey en Corée du Sud (…) à deux heures des troupes de l’avant nord-coréennes », le MDO « va être le moyen de mener une opération de combat à grande échelle (dite LISCO pour « Large Scale Combat Operation ») ». Après la définition stratégique du MDO proposée par le Dr. Shurkin, le lt-col Cooper a décrit le MDO au niveau tactique comme étant « un remix d’Air-Land Battle avec l’addition de deux nouveaux domaines, l’espace et le cyber ».

Le lt-col Cooper a souligné qu’avec une armée nord-coréenne estimée à 1,4 millions d’hommes, une guerre contre cette dernière serait très différente des guerres menées ces vingt dernières années en Irak et en Afghanistan : « ce serait un combat au corps à corps (« infantryman on infantryman ») et tout ce qui relève du domaine logistique serait contesté. » Une équipe dédiée, la « contested logistics cross-functional team », vient d’être créée dans la continuité de l’établissement depuis 2018 du Commandement pour le futur de l’armée de Terre (AFC pour « Army Future Command »), afin d’étudier certains secteurs clés pour le soutien des MDO en termes de distribution ou d’énergie notamment. D’autre évolutions ont également lieu au niveau structurel avec une intégration sur le front de la fonction de réparation des armements, laquelle était localisée jusqu’à présent en seconde ligne dans les entrepôts de maintenance (« depot level »).

Parmi les dix-sept lacunes capacitaires identifiées pour un combat LISCO, trois relèvent du soutien, a souligné l’officier de l’armée de Terre américaine. « Mais si nous savons comment y remédier en tant que logisticiens dans la continuité d’Air-Land Battle, ce qui est différent aujourd’hui par rapport à il y a trente ans est la technologie, qui ne cesse de s’améliorer, comme par exemple les drones ou encore les systèmes robotiques autonomes comme le programme « Follow the leader » que nous commençons à mettre en œuvre. » Au niveau technologique justement, les avancées continuent de se confirmer avec par exemple l’introduction au niveau tactique de l’impression 3D (encore récemment uniquement en entrepôt).

Il s’agit cependant maintenant d’identifier l’expression des besoins en matière spatiale et cyber au niveau tactique et comment en assurer le soutien :
– En ce qui concerne l’espace, ce dernier est pour lui « l’équivalent de ce que fut le domaine maritime pour le terrestre pendant la seconde guerre mondiale : un moyen d’accéder à un théâtre où se déroule une bataille terrestre. » Si le lt-col Cooper imagine le potentiel d’un système de recomplètement en basse orbite (dit LEO pour « Low Earth Orbit »), il souligne en revanche que le problème pour l’armée de Terre et les logisticiens en particulier est l’absence de maîtrise des atouts spatiaux à disposition : « contrairement à Amazon qui possède ses propres satellites et moyens de transport et peut donc assurer la traçabilité de ses envois, nous devons demander la permission d’emploi de tels moyens », rappelle-t-il.

– En ce qui concerne le cyber, la problématique au niveau tactique consiste non seulement à produire l’énergie nécessaire, mais aussi à assurer la protection du réseau : « en tant que logisticien, le maître-mot est la survivabilité … », et ce d’autant plus qu’avec la digitalisation croissante des chaînes logistiques la vulnérabilité des réseaux s’avère bien-entendu l’une des préoccupations à prendre en compte : « si une attaque cyber altérait les routes de transit et l’arrivée à bon port de pièces de rechange, notre disponibilité technique opérationnelle en opération en pâtirait immédiatement ».

L’introduction de l’intelligence artificielle contribue par ailleurs à accroître un peu plus les besoins énergétiques et les risques de surchauffe : « nous devons réfléchir à la consommation d’eau nécessaire à la réfrigération de nos systèmes pour faire en sorte que les communications cyber demeurent opérationnelles ».

Interopérabilité et intégration technologique

Difficulté majeure pour la mise en œuvre d’un véritable concept MDO : la question de l’interopérabilité entre systèmes classifiés et non classifiés (tels la plateforme JBCP – « Joint Battle Command Platform » utilisée par le commandant du 194e bataillon de soutien pour faciliter le suivi de l’état des matériels et la traçabilité des pièces.

Le Dr Shurkin a lui aussi souligné ce défi de l’interopérabilité non seulement au niveau national, mais aussi international, surtout entre armées ayant différents degrés de digitalisation : « en France, le focus est de connecter Scorpion dans quelque chose de plus grand, à savoir le programme Titan » de façon à renforcer l’intégration des forces. Le colonel Devigne estime ainsi que le « système de combat collaboratif Scorpion-Titan crée une bulle qu’il est nécessaire de brancher aux systèmes des alliés », le prochain défi étant précisément de le rendre compatible au niveau interallié.

Le colonel Devigne a également mis en avant le rôle de l’intelligence artificielle en matière de traçabilité et de maintenance prédictive, mais aussi en matière d’accélération de la boucle décisionnelle. Mais, même si l’apport de l’intelligence artificielle devrait être conséquent pour les MDO, ne serait-ce qu’en matière d’automatisation des C2 – une tendance croissante et un paramètre inévitable à intégrer de l’avis de Michael Shurkin -, les trois experts se sont accordés pour souligner l’importance de l’humain et des compétences à développer pour faire face aux immenses défis qui attendent les forces armées. Faisant allusion à l’adage traditionnel des logisticiens, le lt-col Cooper a rappelé cet impératif en ces termes : « nous allons avoir besoin « des bons talents au bon endroit au bon moment » pour nous aider à la mise en œuvre des MDO », tandis que le Dr. Shurkin a salué l’approche multi-domaine européenne qui encourage tous les échelons à « penser MDO ». Une approche pragmatique et meilleure marché permettant de capitaliser davantage sur le « logiciel humain » que sur les aspects technologiques dans un contexte de fortes contraintes budgétaires.

Pour le colonel Devigne la guerre en Ukraine illustre un changement majeur par rapport à ces dernières années, à savoir la transparence du champ de bataille que les nouvelles technologies autorisent actuellement, le multidomaine n’en étant « qu’au début de cette course technologique » déjà actée sur le terrain. 

Twitter
LinkedIn
Email
Print