La coopération capacitaire interalliée face au défi du conflit en Ukraine : un pas vers une standardisation de la « supply chain » européenne ?

Points forts de l‘e-conférence iDeaS by COGES EVENTS du 18 avril 2023 intitulée « Coopération capacitaire : une perspective tri-nationale » : l’objectif de cette discussion était de comparer l’approche américaine de remontée en puissance industrielle ( « surge production capacity ») - avec en particulier l’accent mis spécifiquement sur certaines capacités industrielles par l’administration Biden au travers des « Defense Production Act » et l’approche allemande de rupture stratégique (« Zeitenwende ») par allusion au discours du Chancelier allemande Olaf Scholtz prononcé le 22 février 2022 lequel prenait acte d’un « changement d’époque ».
obus de 155
Photo : Obus de 155 mm en attente d’être employés dans le cadre d’un exercice militaire aux Etats-Unis (2nd battalion, 8th Field Artillery) © Spc. Michael Blalack, US Army Alaska, Yukon, 2010

Brève par Murielle Delaporte

Points forts de l‘e-conférence iDeaS by COGES EVENTS du 18 avril 2023 intitulée « Coopération capacitaire : une perspective tri-nationale » – (NB : cette synthèse ne concerne que la partie vidéo de cette conférence également disponible en replay – Capability cooperation: a tri-national perspective, la partie podcast consacrée à l’intervention de l’ingénieur général de l’armement Walter Arnaud, ayant déjà donné lieu à une synthèse écrite sur ce site –  Economie de guerre : montée en puissance et réversabilité

Dans le cadre de la série « iDeaS By Coges Events » organisée et présentée par Hawa-Léa Sougouna, responsable des conférences au sein du GOGES, s’est tenu le 18 avril dernier un panel sur la coopération capacitaire réunissant deux experts :
  • d’une part le Dr. Cynthia Cook, senior fellow à CSIS (« Center for Strategic and International Studies ») à Washington D.C. aux Etats-Unis. Diplômée d’Harvard (PhD en sociologie) et de l’Université de Pennsylvannie (BS en gestion de la Wharton School), elle a auparavant travaillé au MIT (« Massachussetts Institute of Technology »), ainsi qu’à la RAND Corporation. Dr. Cook enseigne également à la Pardee RAND Graduate School et est membre du conseil éditorial du « Defense Acquisition Research Journal ».
  •  Et d’autre part, l’ambassadeur américain James Bindenagel, professeur émérite à l’université de Bonn en Allemagne : diplômé de l’Université d’Illinois (MA en service public et BA en sciences politiques), l’ambassadeur Bindenagel a travaillé à Rockwell International, puis au Département d’Etat américain. Il contribua en particulier aux négociations ayant conduit à la réunification allemande, alors qu’il servait comme chef de mission adjoint en République démocratique allemande au moment de la chute du mur de Berlin. Il est notamment l’auteur de deux ouvrages : « International Security in the 21st Century: Germany’s International Responsibility » (2017; V&R Bonn) et « Germany from Peace to Power: Can Germany Lead in Europe Without Dominating It? » (2020; V&R Bonn).


La discussion fut animée par le général John G. Ferrari (R), Senior fellow à l’American Enterprise Institute. Diplômé de la Wharton School également (MBA en gestion), de l’Eisenhower School for National Security and Resource Strategy (MA en stratégie des ressources naturelles) et de West Point (BS en informatique), le général (R) Ferrari a servi au sein de l’armée de Terre américaine pendant trente-deux ans et fut notamment déployé en Afghanistan et en Irak.

L’objectif de cette discussion était de comparer l’approche américaine de remontée en puissance industrielle ( « surge production capacity ») – avec en particulier l’accent mis spécifiquement sur certaines capacités industrielles par l’administration Biden au travers des « Defense Production Act », une loi dont l’origine remonte à 1950 lors de la guerre de Corée et qui autorise le pouvoir exécutif à orienter et prioriser la production nationale à des fins de défense et de sécurité – et l’approche allemande de rupture stratégique (« Zeitenwende ») par allusion au discours du Chancelier allemande Olaf Scholtz prononcé le 22 février 2022 lequel prenait acte d’un « changement d’époque ».

Si, à la suite de l’invasion russe en Ukraine et face au retour de la haute intensité au cœur du Vieux continent, l’on retrouve de part et d’autre une même volonté politique de remettre à plat les capacités industrielles de défense en vue d’une coopération interalliés accrue, le constat quant à l’impact sur leurs systèmes de production respectifs diffère sur les rives du Potomac et sur les rives du Rhin.

L’approche américaine : une remontée en puissance ciblée

Pour le Dr. Cook, « la définition de la capacité de remontée en puissance dans le contexte américain repose sur la capacité de sa base industrielle », c’est à dire qu’il n’existe pas un modèle unique, mais plutôt une grande variété de modèles « système par système, contractant par contractant ». Remonter en puissance en matière de production de missiles Javelin par exemple n’a rien de commun avec le processus de remontée en puissance dans le domaine des obus de 155 mm.

Relancer une production intensive nécessite de revisiter les interactions de différents niveaux de sous-traitants et de facilités de production, dont la chaîne d’approvisionnement est la plupart du temps internationale. Différents défis se posent face à une telle démarche : « la clé est d’envoyer un signal clair aux entreprises pour qu’elles puissent produire à grande échelle. Mais même une fois ce message passé, un temps de latence est nécessaire pour déterminer où, quand et comment mettre en œuvre la remontée en puissance. » Le Dr. Cook identifie ainsi trois étapes incontournables pour que celle-ci puisse être initiée :
  1. Prendre une décision quant aux priorités capacitaires identifiées ;
  2. Prévoir le budget adéquat pour en soutenir le développement ;
  3. Etablir des contrats auprès des industriels.
Pour le moment et en dépit de la guerre en Ukraine, force est de constater que « la base industrielle aux Etats-Unis est toujours en mode d’économie de temps de paix », dans la mesure où les matériels fournis à l’Ukraine proviennent de stocks existants et non d’une production dédiée. Les exportations d’armements reflètent donc « la base industrielle d’hier et non celle d’aujourd’hui ».

Si Cynthia Cook note qu’un accroissement de production se fait déjà sentir dans certains secteurs de l’industrie de défense, comme par exemple les obus de 155 [NDLR : la cadence de production était de 14 000 obus par mois en avril dernier et devrait passer à 100 000 par mois à l’horizon 2025], elle estime que malgré un fort signal du côté de la demande, les entreprises se montrent encore hésitantes en matière d’investissement sans une garantie de financement derrière. Elle met ainsi en avant les obstacles suivants :
  • la complexité du système d’acquisition aux Etats-Unis, lequel requiert des cycles contractuels et de financement longs ;
  • un système de compétition reposant sur l’offre la mieux-disante et une pression pour une production à bas coût.


L’optimisation des décennies précédentes a conduit à une véritable révolution côté offre, mais la capacité à délivrer des matériels sur court préavis a été sacrifié sur l’autel du « just in time » : « une production accélérée implique d’augmenter le personnel, l’espace de production, de nouvelles machines-outils et donc d’accroître le financement », or – et sans même aborder le temps nécessaire à un changement d’échelle -, c’est là où le bât blesse dans la mesure où « la contrainte majeure est l’incapacité de l’écosystème en général à répondre à cette demande ». Les compagnies « ont besoin de la garantie d’un retour sur investissement » et de la visibilité à plus long-terme que seuls des contrats pluriannuels peuvent assurer. « Le Congrès tend à financer sur une base annuelle afin de ne pas lier les mains des Congrès suivants, sauf en ce qui concerne le financement de plateformes prenant des années à être construites, comme des porte-avions par exemple. »

Cynthia Cook note cependant une nouveauté majeure concernant les contrats de munitions, typiquement traditionnellement établis sur une base annuelle et jouant régulièrement le rôle de variable d’ajustement dans les budgets militaires, à savoir l’adoption de contrats pluri-annuels dans ce secteur. Mais à une question du général Ferrari quant à la volonté affichée des Etats-Unis de délocaliser en Europe centrale et orientale la production de certains matériels ayant des standards communs afin de contribuer à la constitution d’une base industrielle de défense européenne et à la standardisation de la chaîne d’approvisionnement, le Dr. Cook s’est montrée réservée quant à une approche systématique d’importations américaines d’armements européens et quant aux promesses de l’« off-shoring » [NDLR : l’« off-shoring » ou « friend-shoring » est un concept développé en 2022 au lendemain du Covid et de l’agression russe en Ukraine par la secrétaire au Trésor américain Janet Yellen et destiné à renforcer la résilience de la « supply chain » : il consiste à déglobaliser et délocaliser la production vers des pays partageant les mêmes valeurs (1)].

« Une des questions que l’on doit se poser lorsque l’on parle de remontée en puissance est la suivante : s’agit-il de recompléter les stocks des matériels transférés à l’Ukraine, veut-on se réapprovisionner avec les mêmes équipements qui étaient en réserve ou veut-on acheter des matériels de nouvelle génération ? » Pour Cook, la réponse est mixte en ce sens qu’il est logique d’investir dans ces derniers, tout en encourageant l’offshoring pour des matériels déjà produits partout dans le monde, comme c’est le cas par exemple des obus de 155. « Cela demande une volonté politique de la part des Etats-Unis, mais la question est de savoir si l’Europe est prête à investir en conséquence pour accroître sa capacité de production de munitions … » Les munitions ont toujours constitué le parent pauvre des budgets et les scénarios développés par CSIS où travaille le Dr Cook soulignent une grande vulnérabilité en la matière : « en cas d’un conflit avec la Chine dans le détroit de Taiwan les simulations tendent à montrer que les forces armées seraient à cours de munitions à guidage de précision de longue portée au bout d’une semaine de combat, tandis que les stocks de munitions tous types confondus seraient épuisés au bout de trois semaines » (2).

En ce qui concerne les obstacles associés à des productions internationales, il existe un certain nombre de solutions déjà en place : la question épineuse de la propriété intellectuelle peut ainsi faire l’objet d’une « approche privilégiant un système d’architecture ouverte et modulaire » ( « a modular open system approach ») au sein duquel des interfaces communs permettent aux compagnies souhaitant travailler ensemble sur une capacité commune de se connecter tout en assurant une gestion adéquate de la propriété intellectuelle étatique.

Pour Cynthia Cook, ce qui est fondamental est que l’horreur de la guerre en Ukraine a démontré l’importance des alliances et des partenariats, lesquels ne doivent pas être sous-estimés et pour lesquels nous nous devons d’être reconnaissants.

L’approche allemande : la fin de la démilitarisation au profit d’une défense territoriale européenne

Pour le professeur James Bindenagel, le discours sur le « Zeitenwende », prononcé par le chancelier allemand Olaf Scholtz en réponse à l’agression russe en Ukraine, constitue un véritable tournant au même titre que deux autres dates fatidiques dans l’histoire de l’Allemagne contemporaine, à savoir la transition du régime hitlérien à la démocratie en 1949 d’une part, la réunification de l’Allemagne avec la chute du mur de Berlin en 1989 d’autre part.

Depuis cette date, l’Allemagne s’est attachée à recueillir les dividendes de la Paix en démilitarisant sur la base de la croyance que « si vous travailliez avec la Russie, la paix serait assurée ». L’invasion de l’Ukraine a radicalement modifié une telle perception et mit un terme à cette vision prédominante au cours des trente dernières années, voire même des soixante-dix dernières années.

Le discours du chancelier Scholtz suggère ainsi une rupture doctrinale fondamentale consistant à raisonner selon l’idée que « la paix ne peut plus être réalisée avec les Russes, mais contre eux » et que l’Allemagne doit être « garant de la sécurité européenne » en œuvrant à accroître la défense territoriale de l’Allemagne, ainsi que celle de l’Europe en coopération avec ses alliés européens. Bindenagel note ainsi que « les Hollandais ont déjà intégré une partie de leurs forces avec l’armée allemande », tandis que pour les pays d’Europe centrale, comme la Pologne, ainsi que pour les Pays Baltes, la défense territoriale ne peut se concevoir sans l’appui de l’Allemagne. Annoncer une enveloppe budgétaire de cent milliards d’Euros pour la défense et le respect du principe otanien des 2% de PNB consacrés à cette dernière est ainsi de son point de vue littéralement révolutionnaire (« earth shattering »). Mais la route est encore longue, car « les Allemands sont en très mauvaise posture, probablement même pire que vous ne l’imaginez, car ils doivent réapprendre le concept de guerre de haute intensité ».

Selon les experts militaires, l’Allemagne ne serait pas même en mesure de mobiliser « une seule brigade opérationnelle pour défendre le territoire » et ne dispose pas d’une base industrielle de défense per se, explique James Bindenhagel, précisant que même si la volonté politique est là et le budget aussi, remonter en puissance ne se fera donc pas du jour au lendemain. Il se montre cependant confiant dans la réussite d’une telle ambition en constatant comment Berlin a rapidement mit un terme à sa dépendance énergétique excessive envers la Russie, une transition caractéristique de la prise de décision en Allemagne : « la façon dont les Allemands prennent des décisions est très lente, mais une fois la décision prise, ils savent la mettre en œuvre ».

Il souligne de fait une évolution déjà radicale de l’opinion publique traditionnellement anti-militariste à hauteur de 60 à 70% de la population et passée en l’espace d’un an à seulement 40% d’opinions défavorables à la « chose militaire » (3).

En réponse à une question posée par le général (R ) Ferrari quant à la contribution de l’Allemagne en matière de standardisation des équipements européens, James Bindenhagel s’est ainsi montré optimiste en raison des nouveaux financements sur le long terme alloués sous forme d’Eurobonds par l’Union européenne au lendemain des année Covid dans le cadre du MFF ( « Multiannual Financial Framework » (4))  : « une telle initiative pourrait accroître les capacités et soutenir l’OTAN en restaurant un meilleur équilibre entre l’Europe et les Etats-Unis ».

La question fondamentale abordée en conclusion par l’ancien diplomate de carrière est de savoir comment dissuader la Russie d’une agression ultérieure et la réponse consiste à appuyer les négociations par un soutien militaire adéquat : « la diplomatie sans les armes est comme un orchestre dans les instruments de musique », a-t-il ainsi rappelé en estimant que le renforcement de la coopération transatlantique devrait prendre quelques années, mais certainement pas trente ans, durée écoulée depuis le dernier point de rupture stratégique allemand, c’est-à dire la chute du mur de Berlin.

Notes :

(1) Voir par exemple sur ce sujet : www.atlanticcouncil.org

(2) “In a major regional conflict—such as a war with China in the Taiwan Strait—the U.S. use of munitions would likely exceed the current stockpiles of the U.S. Department of Defense. According to the results of a series of CSIS war games, the United States would likely run out of some munitions—such as long-range, precision-guided munitions—in less than one week in a Taiwan Strait conflict. “  Citation issue du rapport de CSIS réferencé par le Dr Cook.

(3) NDLR : l’expression de « chose militaire » que nous employons ici fait allusion à l’ouvrage de l’auteur latin Végèce – De re militari – qui daterait du IVème siècle.

(4) Voir notamment sur ce sujet : www.europarl.europa.eu
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